L'opposant historique syrien, Michel Kilo «L’option sécuritaire du régime bloque toute possibilité de solution politique»

L’intellectuel Michel Kilo, grande figure de la lutte pour la démocratie en Syrie, a été emprisonné à plusieurs reprises. Il a reçu le journaliste Pierre Barbancey de l’Humanité.

_.L'Humanité: Après quatre mois de révolte, quel bilan tirez-vous?

Michel Kilo: Au niveau populaire, les pertes sont énormes. Au niveau politique, l’État a perdu toute présence et s’est transformé en une partie combattant le peuple. Au niveau économique, la Syrie est au bord du gouffre. Au niveau international, et même régional, c’est un pays isolé par ses propres amis. L’option sécuritaire adoptée par le régime bloque toute possibilité de solution politique, y compris dans le cadre d’un dialogue national que le pouvoir a lancé. Mais, plus grave, on est en train de briser la société syrienne, ce qui peut aboutir, même si le régime gagne cette partie, à une véritable destruction de l’État syrien.

_.Comment s’organise ce mouvement de protestation. Pourquoi n’y a-t-il pas une voix qui s’exprime?

Il y a deux sortes d’opposition. L’une est celle des partis classiques et, avec eux, les intellectuels qui ont lancé l’idée de l’action civile. L’autre, nouvelle, est celle de la rue qui se lève. Elle n’a pas encore ses symboles, pas encore ses représentants. Mais elle crée ses organisations. Nous, les intellectuels, par nos écrits, nos propositions, nous faisons partie également de cette nouvelle opposition que nous alimentons. Nous sommes en quelque sorte les théoriciens de ces comités, sans pour cela qu’il y ait des échanges quotidiens entre nous.

_.Acceptez-vous de dialoguer avec le régime?

Pour participer à un dialogue avec le pouvoir, il faut d’abord que celui-ci rompe avec la «?olution sécuritaire» et choisisse une voie politique. Il faut que les détenus soient libérés, avoir le droit de manifester et arrêter l’ingérence des services de renseignements dans la vie des gens. La présidence doit s’engager dans ce sens. Le pouvoir n’a pas répondu à nos demandes. Il faut qu’il annonce que les réformes aboutiront à un système parlementaire démocratique et pluraliste. Sans cela, notre participation à un dialogue n’a aucun sens. Nous appelons à un changement de régime mais de façon graduelle. Peu importe l’identité de ceux qui y participent. Cela peut se faire avec Bachar Al Assad. L’important est de créer les conditions qui obligent le président à entamer un véritable changement, avec une phase transitoire. Que le régime disparaisse du jour au lendemain est quelque chose de très difficile.

_.N’y a-t-il pas un danger de voir les islamistes, particulièrement les Frères musulmans, profiter de ce mouvement pour imposer leurs idées?

Entre 2000 et 2010, seul le mouvement de la société civile était présent. Les Frères musulmans ont repris ce que nous disions?: un État civil, la citoyenneté… La société traditionnelle syrienne est une société musulmane mais pas nécessairement islamiste. Elle peut le devenir si cette option militaire continue à écraser la société. Celle-ci va se défendre par la force et en utilisant l’intégrisme. Nous travaillons avec la jeunesse pour gagner la société traditionnelle. Il y a deux grands courants en Syrie, islamiste et démocratique. Le courant qui l’emportera sera celui qui arrivera à gagner la société civile. C’est un combat.

_.N’y a-t-il pas une crainte d’ingérences extérieures, étant donné la position géopolitique de la Syrie?

La solution sécuritaire ouvre la porte aux ingérences étrangères. Il y a aujourd’hui un conflit ouvert en Syrie qui oppose les Iraniens aux Saoudiens, aux Turcs et à toutes ces puissances régionales. C’est très clair. Les chefs de la diplomatie iranienne et turque se sont rencontrés pour discuter du dossier syrien. Nous avons mis en garde contre de telles ingérences dès le début. Les Syriens sont capables de régler leurs propres problèmes à travers le dialogue. On dit que les États-Unis ont établi un calendrier pour la mise en œuvre des réformes. Il y a des rumeurs sur l’aide logistique de l’Iran aux autorités. Ce qui montre que la Syrie est l’objet d’un conflit international. On dit aussi que l’Iran et la Syrie ont accepté que les forces américaines restent en Irak, en échange d’une diminution des pressions sur Damas. L’idée de la création d’une zone tampon, comme l’a évoquée la Turquie, est aussi une petite porte par laquelle passeraient les grandes ingérences étrangères. Mais cette porte est déjà ouverte.

Entretien réalisé par Pierre Barbancey