Jean Tabet, militant anticolonialiste. Ph Rina Sherman

Un jour pour mourir

Ce premier novembre est un beau jour pour mourir. Jean Tabet a choisi de mourir un premier novembre, lui qui était né un 19 mars.

Bien sûr, c'est un hasard du calendrier, un caprice de la grande faucheuse, qui ne s'embarrasse pas de considérations symboliques. Mais pour ceux qui connaissent Jean, c'est surtout un dernier clin d'oeil du militant farouchement anticolonialiste, une façon d'inscrire à jamais son parcours dans l'histoire de l'Algérie indépendante à laquelle il a consacré sa vie. Une façon aussi de toujours tenir tête à la fatalité, de ne pas se rendre, de décider de son destin. De rester le maître à bord.

Ce matin de premier novembre, Jean est mort, d'un seul coup. Il luttait depuis plusieurs mois contre une cruelle maladie qui ne lui laissait pas de répit. Ce matin, il s'apprêtait à boire son sacro-saint café et c'était le dernier. Voilà, c'est fini. Un dernier souffle. Le ciel était gris, un vent léger agitait les feuillages roussis par l'automne. C'était un beau jour pour mourir. Je devais le voir ce matin-là, à mon retour d'Alger, les bras chargés des dattes qu'il aimait, des livres qui venaient de paraître, des récits, des anecdotes, des nouvelles d'Algérie : la couleur du ciel, sa lumière, les pluies diluviennes, les rencontres improbables, les librairies, les amis, le jasmin, les orangers... le premier métro !

C'était donc un jour pour mourir. Il s'est bien battu jusqu'au bout, sans jamais se plaindre. Assis devant son café, il a dû perdre connaissance. Il est tombé. Le flou, le vertige, le grand noir. Simone l'a ramassé. Simone, toujours là. Elle l'a porté. Le moment était venu. Elle m'a téléphoné. Pas la peine de venir. Il vient de mourir.

Je regarde les dattes dorées et fondantes dans leur emballage de cellophane, serrées dans un ruban rose.

Je regarde le ciel obstinément gris, grave, comme figé. Un ciel de circonstance. Un ciel d'automne qui pèse comme un poème baudelairien. Bas et lourd.

C'était son jour : un premier novembre aux échos insurrectionnels qui ont rythmé son chemin d'infatigable défenseur de la liberté et de la dignité des peuples qu'on opprime. Jusqu'à ses derniers instants, il s'est enthousiasmé pour les révoltes arabes, a suivi l'évolution de la situation en Tunisie, en Libye et dans le reste du monde. N'a pas ménagé ses efforts pour soutenir le combat des peuples d'Afrique, des forces de progrès à travers le monde, lui, le communiste sans parti, l'internationaliste ami des grands de ce monde : Mehdi Ben Barka, Henri Curiel... Ses dernières inquiétudes sont pour la Tunisie et ses soubresauts démocratiques, pour la Palestine luttant pour son existence, pour la France menacée par la montée de l'extrême-droite.

Il est mort ce matin-là, devant la tasse de café odorant, dernière sensation, dernier parfum, dernier matin. Nous devions nous voir. Je reste avec mes dattes, mes livres, mes anecdotes, mes récits, ces cadeaux d'Algérie où il ne pouvait plus se rendre. Cette Algérie qu'il a tant aimée.

Keltoum Staali