amzigh.jpg

Le chanteur algérien Amazigh Kateb: "Rassembler notre peuple dans une respiration unitaire positive"

Le chanteur Amazigh Kateb, fils de l'écrivain Kateb Yacine, était parmi les manifestants samedi dernier à Alger. Dans cette contribution, publiée par les sites DNA et le matindz, il revient sur cette marche avortée, fait part des ses critiques et de ses aspirations pour l'avenir de l'Algérie. mediaterranee.com publie le texte avec l'autorisation de l'auteur.

"Avant tout, je tiens à remercier ceux qui sont venus marcher, ceux qui ont essayé et qu'on a empêchés, et enfin ceux qui ont soutenu, de près ou de loin, la marche unitaire du 12 février 2011 initiée par la CNCD. Comme dit l'expression « Yawmoun 3aleikoum wa yawmoun 3aleyna. » ( Un jour pour vous, un pour nous) Ceux qui ont refusé de marcher ne sont pas tous nos ennemis. Notamment les jeunes des quartiers les plus démunis qui sont l'écrasante majorité de ce pays. Il faut comprendre derrière cette retenue qu'ils sont sceptiques voire allergiques au discours politique. Ils ont été terrorisés pendant près de 20 ans et sont encore, état d'urgence oblige, privés de leurs droits et libertés de citoyens sans aucune soupape de respiration des masses.

Ce que le 5 Octobre 1988 a permis en termes d'ouverture et d'acquis politiques s'est petit à petit effrité dans un contexte sanglant ne laissant place qu'à l'instinct de survie et à la peur. Vingt ans d'asphyxie sous état d'urgence, et plus de 200 000 morts et disparus. C'est sur cette terreur réelle, et la peur de revenir aux années noires que le pouvoir s'appuie pour encourager la stagnation et l'immobilisme généralisés. « Rana mla7 kima rana ma treddj3ounach lellor.»(Nous sommes bien comme ça, ne nous ramenez pas en arrière). J'ai beaucoup entendu ça. Ce ne sont pas des paroles insensées. D'une certaine manière ils disent : "Vous nous proposez quoi? Quels sont vos projets? Qui prendra le pouvoir après? Peut-être qu'il sera pire que celui là."

Ils n'ont pas tort! Le morcellement dont souffre l'Algérie est palpable, ils ne sentent pas d'unité assez forte et assez large pour renverser le régime. Ils ne se sentent pas concernés parce que personne ne s'intéresse à leurs souffrances quotidiennes. Pas plus le pouvoir que le reste de la société. Il faut méditer les paroles des gens simples. J'ai également entendus d'autres gens simples au sein de la coordination dire: « Unissons-nous pour la démocratie, on s'entretuera plus tard. ».

C'est révélateur de l'absence de projet collectif et de l'irresponsabilité de certains. On vous dit : «essolta tekhdem 3lina, l'opposition tekhdem bina, ma lqinach elli yekhdem m3ana." (Le pouvoir travaille sur notre dos, l'opposition nous utilise pour travailler, qui travaille avec nous?) Les gens se sentent récupérés et utilisés. L'opposition ne fait pas remonter les revendications de la rue et des plus démunis qui sont pris pour des barbares ou des voyous. Comment voulez-vous être soutenus sans soutenir. Une révolution ne se fait pas sans le peuple ? Au sein même de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD), il y a un jeu de paroisses qui est dangereux et stérile.

La presse parle essentiellement du RCD. Admettons que ce soit la presse qui se trompe. Pourquoi ne pas faire une mise au point avec les autres leaders pour insister sur l'aspect unitaire? Pourquoi la coordination ne le fait-elle pas? Je respecte tous les militants. Je sais qu'ils sont sincères et engagés. Mais certains dirigeants et à leur tête Said Sadi jouent la carte politicienne et non unitaire. La veille de la marche, quelques militants RCD se sont ébranlés rue Didouche pour fêter la chute de Moubarak. Ils ont été sauvagement réprimés. Mr Saadi, vous jouez au poker alors que le lendemain matin nous avions tous un match : unis contre le même ennemi. Et si le mouvement avait pris plus d'ampleur? Vous ne l'auriez pas récupéré? Bien sûr que si! Si vous aviez appelé toute la coordination à marcher, j'aurais trouvé cela réactif, constructif, et fédérateur. Je serais même venu. Et qu'on ne vienne pas me parler d'une marche spontanée.

Dans mon entourage proche, des personnes ont été appelées à la hâte par des dirigeants du parti et des proches de Said Saadi pour aller marcher sur la rue Didouche Mourad. L'appel du 11 n'est pas digne des militants du RCD. Vous les envoyez se faire lyncher et en plus vous offrez une vraie démonstration de force à la police. Bravo! Comme procédé de mobilisation vous êtes champions. Cette attitude aidée de la matraque nationale en a refroidi plus d'un, et c'est normal.

Dernier exemple de dislocation: une marche dite « populaire » est prévue pour le 18 février, juste avant celle de 19, à laquelle appelle la CNCD. Cela signifie implicitement que la marche du 19 est celle de la bourgeoisie. Ce qui est criant, c'est que ce mouvement est né en réaction à l'opacité qui règne au sein de la coordination, par dégoût pour les manœuvres politicardes, et la récupération du « champ médiatique » par une minorité influente, au détriment de la coordination. Comment expliquez-vous que ces personnes qui étaient avec nous tous le 12 se démarquent maintenant ? C'est très simple. Ils ne se reconnaissent pas dans les revendications de la CNCD, et ne se sentent ni représentés ni défendus. Il faut un vrai réajustement à la fois du discours mais aussi des actions et des moyens qu'on doit se donner pour les mener.

Lorsqu’on n'a pas la pédagogie nécessaire pour mobiliser ceux qui sont acquis à la cause, il ne faut pas espérer toucher la masse. Par exemple, personne ne porte les revendications des étudiants par rapport au nouveau système. Les diplômes sont dévalorisés par décret sans aucune autre forme d'aménagement transitionnel spécifique. Résultat: toutes les écoles d'ingénieurs sont en grève, et d'autres suivent. Je n'ai entendu personne revendiquer avec les étudiants leurs droits et partager leur combat. Pourtant, ce sont nos enfants, ils sont instruits et surtout, il faut qu'ils trouvent leur place sur le marché du travail. Derrière les étudiants, il y a des foyers, des parents, des frères au chômage, des travailleurs mal payés, des malades mal soignés. Pourquoi n'ont ils pas été invités à rejoindre cette coordination? Ils auraient à eux seul rempli la Place du 1er mai et la totalité du parcours prévu initialement.

L'allocation chômage est dérisoire alors que nos revenus énergétiques plafonnent. Pourquoi ne pas défendre les chômeurs en exigeant qu'ils soient mieux pris en charge. La rente le permettrait. La rente pourrait permettre de reverser une allocation pour les femmes au foyer qui élèvent les enfants de demain. Elles sont nombreuses et souvent démunies et mal logées.

La santé ne semble pas non plus faire partie des prérogatives de la CNCD pourtant c'est un secteur sinistré et il en va de nos vies. Si nous ne voulons pas que cette coordination ne s'effondre pour de bon, il faut laisser les militants de tous les bords se retrouver et préparer l'avenir. Y compris ceux qui ne militent pas encore. Soyons à l'écoute des gens et ne prenons pas le peuple pour un abruti. Le peuple a beaucoup de bon sens. Pour répondre à l'expression qui a rendu célèbre Mr Saadi, on peut éventuellement se tromper de peuple, mais le peuple lui, ne se trompe jamais de leader. Il va vers celui qui l'écoute et dont il comprend le langage.

L'Algérie a fait sa transition il y a 22 ans et paye encore aujourd'hui le prix d'un changement artificiel et téléguidé. Les exemples récents de l'Égypte et de la Tunisie montrent que c'est en profondeur qu'il faut travailler. Faire sauter la tête d'un régime n'est rien. En revanche le véritable travail pour aboutir à un changement profond, c'est de secouer la base du régime, de sensibiliser les masses démunies et de créer les conditions sociales pour faire tomber tout un fonctionnement et redémarrer sur du propre: un projet neuf, sain, et salvateur. Ce n'est pas spectaculaire, Al jazeera et France 24 ne viendront peut-être pas, mais c'est la seule solution. C'est la vraie révolution. Celle qui s'opère sur la durée, dans le fond et pas dans le spectacle médiatique. La révolution ne sera pas télévisée et ne recevra pas l'appui des grands de ce monde. Prenons l'exemple du FIS. Il a gagné les élections par ce qu'il avait pendant plus de 10 ans travaillé 5 fois par jour (les 5 prières) auprès de la population pour distiller son idéologie fondamentaliste.

Le pouvoir a annulé les élections et la suite vous la connaissez. Si les forces démocratiques d'opposition avaient effectué le même travail de fourmis, la donne aurait été tout autre. Car nous aurions eu une base populaire assez importante pour combattre l'intégrisme sur le terrain de la démocratie. Nous aurions tous ensemble demandé la démocratie d'abord. Au lieu de cela, l'opposition « progressiste » bourgeoise, se sentant faible et menacée, parce que n'ayant pas travaillé la base populaire, s'est rangée du coté du régime pour « éradiquer » le mal intégriste. On a vu la suite, 200 000 morts, les mentalités ont régressé et le pouvoir ne fait que composer avec les islamistes. Ne refaisons pas ces mêmes erreurs. Les intégristes ne sont pas moins Algériens que nous. Ils existent et sont même le relais éducatif et social de ce pouvoir. La lâcheté manifeste de ce dernier à travers la concorde civile et la charte de réconciliation nationale donne une légitimité et offre une protection à ceux qui ont pris le maquis. Elle fait des bourreaux de nobles moudjahidines, et des victimes un nombre anonyme. La lâcheté institutionnalisée, érigée en loi, contre toute notion de justice, légitime aussi la peur et la démobilisation généralisées. J'ajoute que le mépris, l'indifférence, la corruption, le clientélisme, le népotisme, la hogra, sont autant d'éléments qui freinent l'Algérie.

Nous devons travailler d'arrache-pied pour reprendre la rue et rassembler notre peuple dans une respiration unitaire positive. Une révolution culturelle s'impose pour combler les fossés qui nous séparent. Et pour réinventer un langage et un espace communs. Il n'y a que la mobilisation de la base sociale: les étudiants, les chômeurs, les travailleurs, les femmes, qui nous mènera à quelque chose qui nous ressemble réellement. Si nous ne nous soucions pas du logement et du travail, il ne faut pas espérer qu'on nous suive sur des thèmes tels que la liberté d'expression ou l'ouverture du champ médiatique ou autres notions abstraites, relatives et subjectives.

Je voudrais également mettre en garde tous ceux qui veulent le changement réel du régime et de ses institutions, contre les interventions de la France et des USA demandant au gouvernement de « laisser marcher ». Ce sont de pures manœuvres de récupération. Ce sont eux qui achètent les hydrocarbures et qui maintiennent ce régime. Ce sont eux qui nous saignent et exploitent tous les pays ayant un sous sol riche. Ils font mine de se ranger aux cotés de la population et de la liberté pour changer la façade ou les marionnettes périmées et continuer comme avant. Ils savent que la rue Algérienne leur est hostile, alors ils saisissent cette occasion inespérée pour regagner un peu de sympathie auprès du peuple. Cela signifie que ce pouvoir vacille et commence à inquiéter même « ses meilleurs clients ». C'est exactement ce qui s'est passé en Égypte avec la chute de Moubarak et une reprise en main du pays par l'armée qui certes n'a pas tiré sur la population, mais reste sous perfusion et commandement américains pour notamment garantir le statut quo énergétique et géostratégique.

Soyons pragmatiques: le président est vieux et en mauvaise santé tout comme le pouvoir. Qu'on soit pour ou contre, ces gens sont en train de partir par voie naturelle. La transition est inévitable. Si nous voulons changer de régime, nous devons mobiliser d'abord, et aller à la rencontre des groupes sociaux. Il faut reconstruire une cohésion avant de donner une direction. Nous devons synthétiser les revendications et besoins avant de prétendre représenter le peuple. On ne perd pas un combat par ce que l'adversaire est plus fort. On le perd lorsqu'on est soi-même plus faible. Pour se redresser, il faut d'abord savoir se baisser sans se casser le dos. Je souhaite aux Algériens une Algérie verticale et farouche!Vive le peuple et vive la révolution !

Amazigh Kateb