Lucien Sève disparu : la pensée communiste en deuil
Par Anonyme (non vérifié)Publié le
Par Patrick Le Hyaric, Directeur de l’Humanité
C’est un choc. Une douleur. Un monument vient de tirer sa révérence. La peine des militants communistes et progressistes est à hauteur du legs que nous laisse Lucien Sève : immense. Il était un authentique ami de L’Humanité, avec la volonté de toujours la porter plus haut pour qu’elle soit toujours plus utile. C’est lui qui inventa lors d’une rencontre alors qu’il en était le rédacteur en chef d’un jour le concept de « Cortex » devenu une rubrique chaque vendredi.
Lucien aura consacré sa longue et riche existence à faire vivre obstinément la pensée communiste. Le communisme originel. Récemment encore, du haut de ses 90 années, Lucien s’attaquait à une somme colossale, « Penser avec Marx aujourd’hui ». Une tétralogie laissée inachevée pour remettre la pensée de Marx sur ses pieds et penser le communisme au futur.
En révolutionnaire convaincu, il faisait preuve d’une abnégation exemplaire à remettre sur le métier l’ouvrage d’une vie pour faire vivre l’idée selon laquelle « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », comme l’écrivait Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste.
L’âge ne lui faisait pas peur et nous avions l’impression déroutante que toute année de plus signifiait pour lui, plus d’audace, plus de courage, plus d’engagement. La quête du communisme était en somme son bain de jouvence. Il parlait ces derniers mois et années avec un appétit insatiable des sujets de recherche qui mobilisaient ses journées pour éclairer encore et toujours le mouvement transformateur. Il ne loupait rien de l’actualité et de ses ressorts pour nourrir, en rapprochant dans son dernier livre Jaurès de Marx, une «évolution révolutionnaire» à visée communiste.
Sa vie, Lucien la traça au cœur du phénomène communiste français, endossant très jeune, dès l’après-guerre, d’importantes responsabilités au sein des instances du Parti communiste. Très actif dans les différentes régions de France où il s’établissait par nécessité, le jeune professeur, normalien et agrégé de philosophie, fit face à l’opprobre et la censure des administrations qui voyaient d’un mauvais œil ce militant communiste, sagace et impertinent. Il a été en quelque sorte victime « d’interdit professionnel » et des avancements qui lui aurait ouvert les portes des plus grands centres de recherches universitaires.
Mobilisé dans le comité Maurice Audin 1959, il s’engagea dans les luttes anticoloniales et contre les dérives bonapartistes du gaullisme. Parallèlement il intégra la rédaction en chef de la Nouvelle Critique où il se saisit des questions relatives à l’histoire de la philosophie. Entré au comité central du PCF lors du XVIe congrès en 1961, Lucien Sève fit valoir ses compétences et son intelligence dans les débats qui secouaient alors le mouvement communiste. Travaillant ardemment à sortir le parti communiste du stalinisme, il fut néanmoins très attentif à son ancrage théorique et à la fidélité aux concepts issus du marxisme. Il tint alors, contre vents et marées, une position originale et solidement argumentée entre l’humanisme de Roger Garaudy et le structuralisme de Louis Althusser. Sa position fut théorisée dans un ouvrage au fort retentissement publié en 1969 Marxisme et théorie de la personnalité qui se fixait pour objectif d’exposer une conception marxienne de l’individu, à rebours d’une conception désincarnée du socialisme alors en vogue.
A la tête des Éditions sociales dès 1970, Lucien contribua à faire rayonner la maison d’édition au croisement des nouvelles disciplines en sciences sociales. L’indépendance acquise par Lucien lui permit d’ouvrir les Editions sociales à l’ébullition intellectuelle propre à cette décennie, tout en poursuivant un travail d’édition remarquable des œuvres de Marx et de ses héritiers.
Nommé en 1983 par le Président Mitterrand au Comité consultatif national d’éthique, Lucien prit la tâche avec son sérieux coutumier pour laisser quelques ouvrages importants sur les questions, ô combien actuelles, relatives à la bioéthique. Bien qu’il ait assumé dès les années 80 des désaccords avec le parti communiste, il restait très attentif à son évolution et indéfectiblement fidèle à ses militants – ses camarades.
Récemment encore, Lucien nous témoignait de son attachement viscéral à l’Humanité qu’il jugeait indispensable à tout combat commun. « La prise de la bastille aujourd’hui, c’est la prise conscience » disait-il en février dernier pour soutenir l’Humanité dans ses difficultés. Régulièrement invité par notre journal- le sien- et à la fête de L’Humanité, il épatait par son agilité, ses idées qui s’entrechoquaient à une vitesse surprenante sans jamais perdre de leur cohérence.
Sa disparation nous plonge dans une infinie tristesse. Souhaitons que l’œuvre qu’il aura patiemment construite, avec sa rigueur, ses audaces, ses intuitions et ses fulgurances, et parmi elle ces deniers ouvrages offerts à la postérité pour penser le communisme, puisse être abondamment partagée et commentée. L’Humanité s’y consacrera car son œuvre est féconde. Porteuse d’avenir et d’espoir au moment ou trébuche les thèses du capitalisme. Lucien nous manquera, mais son immense œuvre le fera vivre.