Tortures, déplacements forcés, camps de regroupement, soutien au régime « autocratique et autoritaire »… un rapport lève le voile sur l’extrême violence de la France au Cameroun (1945-1971)

Tortures, déplacements forcés, camps de regroupement... un rapport lève le voile sur "la guerre oubliée" de la France au Cameroun

Une commission mixte de chercheurs français et camerounais a rendu public un rapport exhaustif de 1 000 pages analysant les relations entre la France et le Cameroun de 1945 à 1971. Remis fin janvier 2024 aux présidents Paul Biya et Emmanuel Macron, ce document lève le voile sur une période marquée par une répression violente et une continuité de l’influence française après l’indépendance. Dirigée par l’historienne Karine Ramondy, cette initiative répond à une volonté de combler un « vide mémoriel » autour d’un passé longtemps « tabou », selon les termes du rapport.

En 1945, après la Première Guerre mondiale, le Cameroun, ancienne colonie allemande, bascule sous tutelle française dans un contexte où les revendications indépendantistes s’intensifient. Le rapport souligne qu’à partir de cette date, les autorités françaises déploient une « répression multiple » (policière, administrative, judiciaire et politique) pour étouffer les voix indépendantistes, notamment celles cherchant à s’exprimer à l’ONU.

Fin 1957, la répression se transforme en «guerre»

En 1955, l’Union des populations du Cameroun (UPC), principal parti indépendantiste, est interdite. Ses membres entrent en clandestinité, organisant des actions de guérilla. En réponse, la France durcit sa posture : des « zones d’exception » sont instaurées dans la région de Sanaga-Maritime, suspendant les libertés fondamentales. Fin 1957, la répression se transforme en «guerre», selon le rapport. L’armée française, inspirée par la « doctrine de la guerre révolutionnaire » déjà testée en Indochine et en Algérie, mène des opérations de « pacification» incluant tortures, déplacements forcés et « politique contrainte de regroupement » des civils.

Le document décrit une escalade de violence systématique : « Des centaines de milliers de personnes sont déplacées et rassemblées dans des camps de regroupement, qui perdureront après l’indépendance ». Les méthodes incluent également l’élimination ciblée de figures indépendantistes. Ruben Um Nyobé, leader charismatique surnommé « Mpodol », est abattu en 1958 par les troupes coloniales. Félix-Roland Moumié, autre figure de l’UPC, est empoisonné en 1960 à Genève, probablement par les services secrets français.

1960 : Une indépendance sous contrôle

Contrairement à une croyance répandue, l’indépendance officielle du Cameroun en janvier 1960 ne marque pas une rupture avec l’influence française. Le rapport insiste : «L’indépendance formelle ne constitue absolument pas une rupture nette avec la période coloniale ». La France continue de soutenir le régime d’Ahmadou Ahidjo, premier président du Cameroun, qualifié d’« autocratique et autoritaire ». Des conseillers français participent même à la rédaction de la Constitution camerounaise, instaurant un régime présidentiel fort. Michel Debré, alors garde des Sceaux, joue un rôle clé dans ce processus.

Malgré la levée de l’interdiction de l’UPC en 1960, la répression persiste contre les opposants refusant de se rallier au parti unique. Les opérations militaires, menées avec l’appui français, incluent « mitraillage et bombardements aériens » dans l’ouest du pays. Si l’usage du napalm est écarté, les chercheurs confirment l’utilisation de « cartouches incendiaires, particulièrement dévastatrices ». Entre 1960 et 1961, un dispositif militaire français contribue à la « destruction de villages, [au] déplacement de populations et [à] la mort de milliers de combattants et de civils ».

Une mémoire à reconstruire

Ce rapport, fruit de l’analyse d’archives déclassifiées et de témoignages, met en lumière l’ampleur des violences et la complicité française dans la consolidation d’un régime autoritaire postcolonial. Il révèle aussi les mécanismes d’un « vide mémoriel » entretenu des deux côtés. Pour les chercheurs, cette collaboration historiographique inédite ouvre la voie à une reconnaissance des souffrances et à un dialogue apaisé.

Toutefois, le document évite toute quantification précise des victimes, rappelant les limites des sources disponibles. Il n’en demeure pas moins un jalon essentiel pour comprendre comment la « guerre oubliée » du Cameroun a façonné l’histoire contemporaine du pays, tout en interrogeant les responsabilités de l’État français dans l’exportation de méthodes répressives.