Le professeur Charles-Robert Ageron n’est plus. Rigueur scientifique et engagement anticolonial
Le professeur émérite Charles-Robert Ageron, spécialiste de l’histoire de la colonisation et grand connaisseur de l’Algérie est décédé mercredi dernier (3 septembre) à l’âge de 85 ans. Il est né en 1923 à Lyon. Agrégé d’histoire, il est nommé au lycée Gautier à Alger. En 1957, il devient professeur au lycée Lakanal de Sceaux.
Il se retrouvera attaché de recherche au CNRS (Centre national de recherche scientifique) entre 1959 et 1962, puis maître-assistant en histoire à la Sorbonne jusqu’en 1969. Sous la direction d’un autre géant spécialiste de l’histoire de l’Afrique du Nord, le professeur Charles-André Julien, Charles-Robert Ageron soutient en 1968 une thèse d’Etat sous l’intitulé " Les Algériens musulmans et la France : 1871-1919 ".
Il officiera comme maître de conférences à l’université de Tours de 1969 à 1981, puis à l’université Paris XII où il sera couronné comme professeur émérite. Outre ses livres et thèses, le professeur Ageron a été président de la Société française d’histoire d’outre-mer et était directeur de la Revue française d’histoire d’outre-mer.
" Le professeur Charles-Robert Ageron est un des historiens français qui ont le plus contribué à l’écriture de l’histoire maghrébine et œuvré courageusement pour la décolonisation de l’histoire algérienne. Il consacra passionnément plus d’une décennie de recherches dans les dépôts et fonds d’archives algériens et français pour réaliser une thèse sous la direction d’un autre éminent ‘’maître’’, le fameux Charles-André Julien, qui l’honora du bonnet de docteur en histoire ‘’Les Algériens musulmans et la France : 1871-1919’’. Sujet fort original et sensible, elle fut un véritable chef-d’œuvre d’où jaillit une authentique passion pour la terre, la culture et les hommes," écrit Kamal Filali de l’Université de Constantine (département d’histoire) dans le journal El Watan du 11 septembre 1996.
Et il ajoute : "Depuis qu’il occupa la chaire de professeur agrégé en 1947, son combat politique n’a cessé de s’éclaircir et de se consolider en faveur d’une riche coopération scientifique franco-maghrébine basée sur le respect mutuel des deux cultures. Il résista courageusement à tous les soubresauts et les perturbations qu’avaient traversés les relations entre la France et l’Algérie pour y rester et œuvrer au rapprochement des deux communautés (…) Outre le professeur dispensateur de cours magistraux, Ageron était un infatigable chercheur de terrain et eut la chance de vivre, en témoin oculaire et en observateur lucide les élans historiques et grandes mutations vécues par l’Algérie depuis la Seconde Guerre mondiale."
Un sujet-passion : l’Algérie
Presque un demi-siècle après l’Indépendance de l’Algérie, l’historiographie de la période coloniale et celle de la guerre de Libération algérienne se nourrissent encore du retour de mémoire où, pour adopter un concept plus usité ces dernières années, du travail de mémoire. Comment en serait-il autrement pour un des épisodes les plus douloureux et les plus exaltants des peuples colonisés ?
L’écriture de l’histoire du peuple algérien pendant la longue nuit coloniale a été l’apanage des écrivains et historiens de la puissance occupante. On est, alors, à peine étonné des élucubrations d’un Louis Bertrand qui pensait et disait que, en mettant les pieds en Algérie, la France ne faisait que “retrouver une partie de l’Afrique latine’’ perdue pendant plusieurs siècles ; d’où la trouvaille qui a pu investir pour longtemps les bancs de l’école où on apprenait aux indigènes que leurs ancêtres étaient les Gaulois. La falsification de l’histoire et la scotomisation d’une partie de celle-ci avaient leurs théoriciens et idéologues ainsi que leurs praticiens dans les écoles et les médias.C’est véritablement un parti pris appartenant à une grande entreprise de déculturation/acculturation propre à l’idéologie coloniale.
Parallèlement, des recherches ethnographiques ont été réalisées par des personnalités officielles, des militaires ou des hommes d’église, qui ont pu révéler de grands pans de l’histoire d’Algérie contemporaine ou antique. Ces recherches, consignées dans des ouvrages spécialisés, ont connu une diffusion limitée. Leurs auteurs n’ont pu s’imposer dans le cercle des historiens que très difficilement tant était forte la volonté de maintenir la chape de silence sur les réalités historiques, sociales et culturelles d’une terre considérée comme le nouvel Eldorado de la plèbe et du lumpenprolétariat de la métropole et même de toute l’Europe méditerranéenne.
Des historiens tels Charles-Robert Ageron et Charles-André Julien ou des chercheurs versés dans la sociologie/anthropologie à l’image de Jacques Berque et Yves Lacoste, ont naturellement donné leurs lettres de noblesse à l’étude des sociétés maghrébines colonisées en mettant en relief la profondeur historique des peuples en question, les différentes civilisations qui les ont marqués et leur capacité à s’assumer en tant que sociétés organisées d’une façon autonome par rapport aux schémas coloniaux.
"La plupart des chercheurs, universitaires ou journalistes qui ont travaillé sur la question algérienne connaissent bien désormais le nom de Charles-Robert Ageron. Avec le recul du temps, il apparaît de nos jours comme l'un des historiens les plus importants du Maghreb contemporain. En 2000, un colloque réunissant à la Sorbonne plusieurs dizaines d'historiens des quatre coins du monde a rendu hommage à l'érudition, à l'esprit méthodique, à l'obstination de ce chercheur infatigable. (...) Mais lorsque j'ai rencontré Charles-Robert Ageron en 1975, au moment où, jeune étudiant, je cherchais un directeur de thèse, ce professeur était bien isolé dans le monde universitaire. Il était alors sous le feu croisé des partisans d'un tiers-mondisme pur et dur qui lui reprochaient de ne pas suffisamment "s'engager" idéologiquement, et des partisans de "l'Algérie française" qui ne lui pardonnaient pas ses positions "libérales" pendant le conflit algérien," témoigne Daniel Rivet dans Etudes coloniales.
Un parcours exaltant
Les ouvrages de Charles-Robert Ageron ont bénéficié, en 2005, d’une réédition en France chez Bouchène sous le titre général Oeuvres complètes avec une préface fort instructive de Gilbert Meynier, professeur à l’université de Nancy II, spécialiste de l’histoire de l’Algérie.
Le préfacier écrit notamment : " Charles-Robert Ageron resta au total dix ans à Alger, soit du lendemain de la conversion tactique essentielle du Parti du Peuple Algérien (PPA), sous la houlette de Messali Hadj, en Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD) suivant une voie légaliste et électorale. L'aboutissement fut ce climax de lutte nationale du FLN, sous la direction de Ramdane Abbane, que fut le mot d'ordre de grève des huit jours lancé par le CCE fin 1956. Il fut sanctionné par cette implacable répression d'Alger de 1957 que les historiens normés continuent de dénommer la " bataille d'Alger. "
À Alger, Ageron approfondit sa découverte de la réalité coloniale. Il ne se fit pas remarquer pour autant par un gauchisme impénitent : il ne fut jamais ni porteur de valises, ni porte-parole du FLN, et il n'en fut pas même un porte-voix. Il était plutôt à ranger dans le groupe qu'on dénommait alors des " libéraux ", dont il fut l'un des cofondateurs. L'historien algérien Mahfoud Kaddache a dit avec pudeur combien une telle attitude parlait aux jeunes intellectuels algériens dont il était. On retrouve Ageron dans leur journal L'Espoir, où il publia de nombreux articles, et qui finit par être interdit pendant la grande répression d'Alger de 1957. Il fut aussi actif dans toute une campagne d'information de la presse française pour laquelle il tenta de redresser les rumeurs dominantes et de les dévier du cours de la normalité colonialiste ordinaire d'alors. Bref, depuis le déclenchement de 1954, le destin de l'Algérie ne cessa de le retenir, à la pensée comme au cœur. Ce fut à Alger que Charles-Robert Ageron commença, avec des archives qui n'étaient alors que partiellement accessibles, à engager les recherches historiques sur l'Algérie qui allaient faire de lui son historien-clé.
En 1957, il revint à Paris. Il exerça à Sceaux, au lycée Lakanal. Par la suite, il obtint d'être détaché au CNRS comme chargé de recherches. Ce fut au cours de ce détachement, en 1962, qu'il obtint un poste d'assistant d'histoire contemporaine à la Sorbonne. Il ne se rendit donc pas aux raisons de ses parents qui le poussaient à revenir à Lyon : il préféra rester à Paris, le lieu des archives et de la Bibliothèque nationale Richelieu, qui n'était pas encore l'actuelle Bibliothèque Nationale de France, ultra-moderne autant que gigantesque, des bords de Seine : il descendait donc au métro Bourse ou au métro Palais Royal alors que ses jeunes collègues aujourd'hui descendent à la station Quai de la Gare ou à la station Bibliothèque... À la Nationale, ou bien aux Archives nationales, ses amis et collègues avaient toutes les chances de le rencontrer tant il y fut longtemps assidu.
Pendant toutes ces années 60, il travailla dur, sous la direction de Charles-André Julien - c'était alors le seul directeur de recherches imaginable - à la préparation de sa thèse d'État ; cela au prix du renoncement que connaissent tous les enseignants-chercheurs qui se sont coltinés à pareille épreuve. Expérience qu'Ageron lui-même a assimilée à un " labeur de bénédictin ".
Maître-assistant en 1964, il soutint quatre ans plus tard son doctorat ès-lettres, lequel incluait alors la soutenance de deux thèses, l'une dite principale, l'autre dite secondaire. La thèse principale avait pour titre Les Algériens musulmans et la France 1871-1919. Ce monument, qui est resté l'un des grands livres de référence sur l'histoire de l'Algérie, fut publié la même année aux Presses universitaires de France, dans une typographie serrée insoucieuse des yeux fragiles.
De ce livre, Mahfoud Kaddache a écrit : " Le titre est déjà un programme, il s'agit des Algériens, nom auquel les autochtones aspirent, et non d'indigènes dont ils ne retenaient plus que la connotation péjorative. Le sujet, c'est la condition et le sort de ces Algériens face aux lois et aux mesures prises par l'administration coloniale. Et c'est là le vrai problème : quelles sont les conséquences des mesures politiques, économiques, sociales et culturelles prises par la colonisation à l'égard des Algériens et quelles sont les réactions et les aspirations de ces derniers. C'est là l'objectif d'une histoire scientifique des peuples ayant subi la colonisation. "
Il reste qu'Ageron n'est pas remplaçable, que cela plaise ou non. Il s'impose comme ces monuments numides que l'on aperçoit de loin lorsque, venant de Constantine et Aïn M'lila, on chemine vers le Sud sur les hautes plaines constantinoises. Ageron : le Medracen de l'histoire de l'Algérie contemporaine et des sociétés colonisées. Il a voulu - et il y a réussi dans une vaste mesure - à être ce qu'il appelle lui-même " un historien au sens le plus large possible ".
De cette aspiration, on laissera André Miquel dire qu'elle fut en effet satisfaite et aboutie : rendant compte, en 1970, lui aussi, de la thèse d'Ageron dans la Revue d'Histoire moderne et contemporaine, ce grand savant - et poète en arabe - écrivait : " Ageron fait œuvre non seulement d'historien, mais de philosophe de l'histoire.”
À lire son livre, on est saisi de l'évidence d'un certain déterminisme des sociétés humaines : ce qui les rend prisonanières des systèmes qu'elles secrètent ou subissent. " Certes, cette histoire continuera un jour à s'écrire sans Ageron. Mais elle continuera à s'écrire, aussi, grâce à lui. "