Les « Chercheurs d’os »de Tahar DJAOUT(1): ou les paléontologues de la faim.
L’œuvre de Tahar Djaout est intimement liée à l’Algérie indépendante qui sert de cadre à tous ses romans.
Dans les Chercheurs d’os, la fiction se saisit des premières années de l’Indépendance algérienne. Elle se raconte à la première personne par l’intermédiaire d’un narrateur à la fois témoin et acteur de cette histoire. Particularité de ce narrateur: il vient tout juste de sortir de l’enfance et, très jeune adolescent, il n’a pas encore intégré le monde des adultes.
D’où son regard encore neuf, distant, pas corrompu par les routines du quotidien: un regard sans complaisance qui se combine avec l’intransigeance propre à cette étape de la vie. Ce regard se déploie sur un monde marqué par un extraordinaire événement qui vient tout juste d’advenir : l’Indépendance nationale.
Dans ce petit hameau, comme dans l’Algérie toute entière, elle signifie la fin inespérée de cent trente ans de solitude, de misère, et de faim. Mais ici, comme ailleurs, les souvenirs sont vivaces. Souvenirs de « cette période de garde à vue, par les militaires français, de tout le village, cette période de grande disette où les gens ne pouvaient même pas manger une fois par jour. Les ultimes alliés contre la famine : les glands, les herbes et les caroubes eux-mêmes devenaient introuvables…dans le dépotoir militaire….ces boîtes de sardines avariées mais toujours délicieuses. » Souvenirs d’un peuple « bousculé …roué de coup…Brutalités. Bastonnades. Ecchymoses…séances de tortures… »
Aussi l’Indépendance est-elle vécue d’abord comme délivrance de toutes les faims : « La guerre terminée, le peuple avait organisé un festin effréné où se bousculaient sans ménagement d’interminables discours sur la patrie et la fraternité, de gigantesques flambeaux allumés un peu partout pour signifier le règne retrouvé de la lumière, une générosité sans balises qui faisait du bien de chacun le bien de tous. Même l’intraitable puritanisme, échafaudé laborieusement par les siècles, avait volé en éclats…tous ensemble, (et) les femmes chantaient par chœurs de quatre en tournant sur elles-mêmes jusqu’à épuisement. » L’explosion de joie et la liesse qui saluent cette Indépendance abolissent toute espèce de retenue pour exprimer l’ivresse d’un peuple trop longtemps réduit à l’exclusion, l’expropriation et la misère.
Mais la mémoire de la faim séculaire reprend vite ses droits, dicte sa loi souveraine et s’insinue dans les représentations de cette liberté toute neuve trop longtemps piétinée et encore si fragile. Elle module les corps, les pulsions, les intelligences et donne une force nouvelle aux entraves, contraintes, et servitudes dont les stigmates résistent aux périodes les plus heureuses. Elle empêche alors ce peuple d’«élever une digue entre le passé et lui pour fortifier son nouveau bonheur. »
C’est pourquoi, comme « sous le coup d’une injonction soudaine », et se sentant coupables de « n’avoir eu dans leur folie festivalière aucune pensée pour ces absents à qui ils devaient tout », les gens se mirent en tête d’ « aller chercher les restes de leurs morts pour leur donner une sépulture digne de citoyens souverains.»
Le jeune narrateur sera tenu de participer à cette quête fondatrice de la société « nouvelle » qui veut signifier que le respect de soi commence par cette forme d'hommage aux morts de la guerre.
Pourtant il ne se leurre pas. Cet usage extérieur imposé d’une reconnaissance qui implique l'exhumation des disparus et leur réenterrement n’obéit qu'aux exigences du simulacre : « chaque famille, chaque personne a besoin de sa petite poignée d’os bien à elle pour justifier l’arrogance et les airs importants qui vont caractériser son comportement à venir sur la place du village. »
Cet objectif macabre s’assimile à une entreprise de récupération mesquine dans une communauté qui pourtant, « avec ses contraintes imbéciles et l’hypocrisie qui (en) constitue la pierre angulaire », s’était montrée si avare d’affection avec les vivants. « Mon frère, déclare le narrateur, ne peut être qu’à l’aise là où il repose. De toute manière il est impossible qu’il se sente plus mal que chez nous…Mon père notamment lui menait la vie bien dure… »
« Et comble de dérision, même ceux qui sont allés mourir ailleurs, sous des cieux plus cléments, face à la mer ou dans l’immensité tranquille des regs ou hamadas, voici qu’on décide de ramener leur restes et leur souvenir dans ce village tyrannique qui les avait empêchés leur vie durant, de respirer sans contrainte et d’étendre leurs membres au grand soleil bienfaisant… »
Plus que le départ pour aller à la recherche des ossements de son frère aîné, c’est le retour vers le village natal qui suscite chez le jeune narrateur une impression de défaite, de rétrécissement de son espace vital et comme une atteinte à la liberté des morts : « Mon frère aurait-il consenti à ce « déménagement » s’il avait pu nous faire parvenir son point de vue ? Il était si bien, couché face au djebel Dirah, dans cette terre nue comme l’éternité ! »
Le thème du mort captif dit l’anéantissement des rêves de bravoure avec ce qu’ils véhiculaient de grandeur et de beauté. L’imaginaire en est réduit à se nourrir d’images prosaïques et insignifiantes :"Et voici que nous le ramenons, captif, les os solidement liés, dans ce village qu’il n’avait sans doute jamais aimé. »
En voulant régenter la mémoire, les chercheurs d’os ont finalement créé un leurre qui n’a d’autre sens que de voiler leur incapacité originelle à la tolérance, la générosité et l'amour des vivants. A leur insu sans doute ils ont procédé à une destruction programmée des mythes fondateurs de la liberté d’un peuple, qui avaient pourtant su en des temps bien plus pénibles libérer la parole et le chant poétique qui magnifient les héros.
R.D.
(1) Tahar DJAOUT: Les Chercheurs d'os, Editions du Seuil, février 1984