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Les " Vigiles" de Tahar Djaout, ou les illusions perdues

Tahar Djaout, ou les illusions perduesIl serait tentant de lire les Vigiles de Tahar Djaout selon une perspective dichotomique, celle-là même suggérée par l’histoire racontée dans ce roman : un jeune inventeur en butte aux obstacles dressés par les représentants d'un ordre bureaucratique autoritariste.Tous les ingrédients sont en effet réunis pour privilégier un tel point de vue dans cette trame tissée avec une ambiance digne du  Procès (2) de Kafka.

Mahfoud Lemdjad,  jeune professeur, met toute son intelligence et son talent pour tenir une promesse, qu’enfant, il s’était faite de: « ressusciter le métier à tisser,…, l’instrument qui restait pour lui l’évocation impérissable du visage et des gestes enchanteurs de sa grand-mère ». Son invention enfin au point, il entame les démarches d’obtention de son passeport afin de se rendre à la  « Foire aux inventions (…) à Heidelberg » pour  la présenter et obtenir un brevet.

 

Il déclenche alors, à son corps défendant,  les rouages infernaux d’un système arbitraire et oppressant qui fera de cette formalité administrative un véritable parcours d’obstacles. Le premier maillon se trouve être,  à la mairie, le guichet « Renseignements », « derrière lequel veille un homme d’âge mûr (…), l’un de ces anciens combattants qui cumulent une pension de guerre, une retraite anticipée, un fonds de commerce et un boulot assis

C’est, pour Mahfoudh, l’épreuve de la «loi des plantons »!  En l’occurrence elle donne lieu à la plus cocasse des situations. Car, pour passer l’obstacle de ce guichet, notre inventeur  se sent obligé de fournir des explications scientifiques et techniques à un guichetier analphabète, « dont l’air ahuri et le mutisme (…) font craindre (un) verdict catastrophique. »

Le pire, c’est que la succession ininterrompue de tracasseries qu’il va devoir affronter n’a pas vraiment pour but de faire échouer ses démarches. Il s’agit plutôt de lui inculquer, à l’usure, le sentiment de sa petitesse, de son insignifiance, et de sa culpabilité,  seule et unique façon de le persuader de la supériorité des « gens du pouvoir

Et à cette fin, la machine bureaucratique met en œuvre des moyens dont l’efficacité n’a d’égale que le simplisme. En autres techniques : il y a par exemple l’ignorance feinte : « -Ma fiche sera envoyée quand ?- Je ne saurai vous le dire. »  Il y a aussi le droit absolu de l’administration à disposer du temps d’autrui : « -Vous êtes priés de revenir plus tard. -Dans combien de temps ?  -Deux jours ou trois. - Comment  deux jours ou trois ? Je pensais que c’était une question d’heures ou même de minutes ! »    Il y a enfin la culpabilisation systématique: « Le commissaire ne réagit pas tout de suite à la présence de Mahfoudh qui reste debout, pensant que le rôle de la police, avant même de maintenir l’ordre, est d’abord d’humilier (…) Une personne (laissée) ainsi debout est déjà perdue :(elle) établit elle-même les preuves de sa culpabilité. »

Cette cynique appropriation du temps des autres  ne se combine pas seulement aux jeux de  « questions-dérobades »  mais aussi à la dévalorisation méprisante de l’effort intellectuel : «Finalement, vous avez inventé un métier de vieille femme (alors que) notre pays est résolument engagé dans la voie du modernisme. ». Et  l’hypocrisie des notables est affichée par ces «buveurs publics de limonades et de jus de fruits, qui réservent pour les soirées intimes les alcools savants et les vins fruités

Ce monde ahurissant  nourri de faux-semblants,  d’absurdités et de supputations sans fin  n’a d’autre but que  la perpétuation d’un pouvoir à la fois vorace et arbitraire.

Alors, à quoi  s’attendre dans un pays où les « gens du pouvoir  sont là pour tout intercepter : tout ce que le pays produit est pour eux. Il leur faut  des appartements à eux, à leurs enfants, à leurs frères, à leurs neveux, à leurs cousins, à leurs parents par alliance, à leurs multiples maîtresses. Comme ce sont des gens aux appétits énormes et aux familles très nombreuses, (…) il ne  leur faut pas seulement des appartements et des garçonnières, il  leur faut aussi des pharmacies, des cabinets médicaux, des bureaux d’études, des salons de coiffure, des pâtisseries et des pressings, sans compter les appartements qu’ils ne prennent pas pour eux-mêmes mais qu’ils monnaient (…), le simple citoyen sans appui, qui a fait sa demande de logement il y a quinze ans, peut encore attendre quinze autres années et mourir avec l’espoir que ses petits-enfants seront logés. » ?

Lorsque  Mahfoudh voit son invention reconnue à l’étranger, label indispensable pour sa reconnaissance nationale, une cérémonie officielle lui sera consacrée. C’est alors l’occasion pour lui de côtoyer « ces hommes, qui ont mené la guerre libératrice, (et qui, prétendent-ils) suivent de près cette autre guerre contre l’ignorance et pour l’élévation du pays au rang des nations prospères .»  Pourtant, lors de cette cérémonie, ils « révèlent leur face intime : pères  non pas du peuple mais de leurs enfants, maris non pas de la République mais de leurs femmes, gestionnaires non pas de l’argent de l’Etat mais de leurs propres biens, soucieux non pas de leur ville mais de leurs villas.»

Le traitement par la fiction de thèmes politiques et sociaux de l’Algérie indépendante met à nu la réalité : il ne fait pas si bon vivre dans un pays qui contraint ses habitants, fait de leur vie  une succession ininterrompue de tracasseries, entrave leur droit élémentaire de liberté de circulation,  les poussant à ne cultiver qu’une envie : le quitter, pour un rêve et une liberté d’ «apatride ».

Marginalisés et dépossédés, ils  rêvent d’un «  passeport (…), objet convoité et un peu magique qu’ (ils)  aiment bien sentir dans leur poche comme une promesse d’évasion. C’est fou, ce désir de partir qui hante les hommes de ce pays. Partir n’importe où, pourvu que l’on passe les frontières natales. Vivre … une douce liberté d’apatride.»

Paradoxalement, le pessimisme et le découragement atteignent ceux-là mêmes qui sont censés être du côté des décideurs, qui, à l’occasion, ne parviennent plus à étouffer le  cri de la conscience, tel ce secrétaire général de mairie prenant Mahfoud à témoin de son impitoyable réquisitoire:

« Ce n’est pas tous les jours que nous avons affaire aux inventeurs. C’est pourquoi il faut comprendre nos réactions. Vous n’ignorez pas que dans notre sainte religion les mots « création » et «invention» sont parfois condamnés parce que perçus comme une hérésie, une remise en cause de ce qui est déjà, c’est-à-dire de la foi et de l’ordre ambiants.

 Notre religion récuse les créateurs pour leur ambition et leur manque d’humilité ; oui, elle les récuse par  souci de préserver la société des tourments qu’apporte l’innovation. Vous savez en outre, comme moi, que nous constituons aujourd’hui un peuple de consommateurs effrénés et de farceurs à la petite semaine…


Vous venez perturber notre paysage familier d’hommes qui quêtent des pensions de guerre, des fonds de commerce, des licences de taxis, des lots de terrain des matériaux de construction ; qui usent toute leur énergie à traquer des produits introuvables comme le beurre, les ananas, les légumes secs ou les pneus …Comment voulez-vous que je classe votre invention dans cet univers œsophagique?
»…

Ainsi, ce n'est qu'en apparence que le roman suggère  une vision dichotomique qui opposerait les bons aux mauvais. Le personnage Menouar Ziada en est une autre illustration, essentielle.  Vigile presque malgré lui,  il déclencha l’alerte sur les activités jugées suspectes de l’inventeur. Malgré le rôle peu glorieux qui lui est dévolu dans la fiction, ce personnage  sert de témoin et de révélateur pour une humanité malmenée, tourmentée, insatisfaite. Il est à la fois l’exilé, l’étranger et le bouc émissaire d’un système qui recourt au sacrifice plutôt qu’à la justice.

«Homme sans qualités», il n’a dû son engagement dans la guerre de libération qu’à un incurable traumatisme causé par le spectacle d’une scène atroce : un crime commis sous ses yeux par l’armée coloniale sur un jeune innocent du hameau. Son engagement fut d’ailleurs jugé si peu convaincant qu’il lui coûta tortures et condamnation à mort de la part des siens qui le prenaient pour un traître.

Exilé sur ses propres territoires, Menouar Ziada entraîne les lecteurs dans une introspection faite de nostalgie, de doute et de détachement. Son cheminement et son parcours sont minutieusement rapportés par le narrateur, et son rapport à soi et au monde revisités à la lumière de  la vérité. En acceptant la condamnation à mort prononcé contre lui, et en exécutant lui-même cette sentence, il transforme son sacrifice en suicide, laissant derrière lui une société certes libérée du joug colonial mais pas encore vraiment engagée sur  les "chemins de la liberté".

R.D

 

(1)Tahar DJAOUT: Les Vigiles, Editions de Seuil, 1991

(2) Franz KAFKA: Le Procès, Editions Flammarion, 1961 (Parution en 1925)

 

 

 

Rachida Derguini

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