L’historien Benjamin Stora explique la flambée de violences en Algérie
Par N.TPublié le
Dans une interview publiée dimanche 9 janvier sur le site lavoixdunord.fr, l’historien Benjamin Stora, spécialiste du Maghreb, donne son point de vue sur les ressorts de la crise qui secoue l’Algérie. Selon lui, la frustration de la jeunesse, « rongée par un sentiment d'inutilité et d'immobilisme » fonctionne comme un détonateur.
- Les émeutes algériennes rappellent celles d'octobre 1988, qui ont amené le multipartisme. Assistons-nous à un bégaiement de l'histoire ?
Benjamin Stora: Les similitudes sont troublantes. Or, il y a des différences profondes. En 1988, la société était en effervescence, travaillée par des mouvements politiques (Ligue des droits de l'homme, mouvements berbéristes, féministe ou... islamistes). Cette effervescence a porté des coups au FLN, parti unique. Ce n'est plus le cas. Les partis et les intellectuels sont marginalisés, affaiblis. Aujourd'hui, les émeutiers n'attaquent pas que les bâtiments du pouvoir. Autre chose, l'armée semble en retrait. Pour l'instant, on ne la voit pas. Laissant le terrain à la police anti-émeute. En 1988, des centaines de jeunes avaient été tués. Il y a aussi, aujourd'hui, grâce à Internet, la possibilité de savoir instantanément tout ce qui se passe. Enfin, le pays sort d'une longue guerre intérieure entre l'État et les islamistes, épuisé.
Il n'y a aucun point commun ?
Ce qui perdure, c'est le sentiment que le système politique est bloqué depuis de nombreuses années. Il n'y a pas d'accession au pouvoir des nouvelles générations. En Algérie, comme en Tunisie ou au Maroc, on a aussi ce problème des diplômés chômeurs. Ce sont des jeunes de 20 à 30 ans qui, à bac + 4 ou + 5, sont en panne d'avenir. Ils voient le monde bouger, notamment les pays du Golfe, la Chine ou le Brésil et sont rongés, dans leur pays, par un sentiment d'inutilité et d'immobilisme.
Pourtant, l'Algérie est riche. Elle n'a même plus de dette, alors que celle-ci l'étranglait en 1988...
C'est vrai. À 90 dollars, le prix du baril de pétrole est très haut. Celui du gaz flambe. Les caisses de l'État sont pleines. En même temps, la redistribution des richesses n'est toujours pas faite. On est encore dans la situation de l'enrichissement d'une toute petite partie de la population. Dans le même temps, d'ailleurs, la classe moyenne s'appauvrit. Le seul projet politique existant semble celui de la perpétuation du régime par lui-même.
Les infrastructures du pays n'évoluent pas ?
Quand on va en Algérie, on voit des modifications. Il y a eu notamment la construction de l'autoroute Est-Ouest (de la frontière marocaine à celle avec la Tunisie, NDLR). Des dizaines de milliers de logements ont aussi été construits à la périphérie des villes.
Simplement, cette apparition de l'urbanité provoque des désirs classiques : l'emploi, le logement, les loisirs. Dans les grandes villes, après 20 heures, il ne se passe rien. Il ne faut pas croire que les sociétés du Maghreb ne sont travaillées que par la religion. Elles sont pénétrées en force par une modernité dont les désirs de vie - y compris l'ascenseur social - sont frustrés. Il y a ce chiffre révélateur : dans les trois pays du Maghreb, le taux de fécondité est passé de 6-7 enfants par femme en 1975-1985 à 2 aujour-d'hui. En même temps, pour que ça change, il faut des oppositions démocratiques suffisamment enracinées dans la société. Ce n'est pas le cas. » •
Dernier ouvrage paru : « Bibliographie de l'Algérie indépendante, 1962-2010 », éd. CNRS, 2011.
Source : La voix du Nord