Algérie. « Le hirak continuera, même s’ils cooptent un président »
Par Anonyme (non vérifié)Publié le
Par Rosa Moussaoui envoyée spéciale de l’Humanité
Les habitants d’Ighil Imoula, village où fut imprimée la proclamation du 1er novembre 1954, cultivent la mémoire du combat pour l’indépendance et font vivre au jour le jour une Algérie solidaire. À l’approche de l’élection de jeudi prochain, reportage.
Une torpeur presque printanière engourdit Ighil Imoula. Sur une crête des contreforts du Djurdjura, le modeste bourg, baigné de lumière, tutoie le ciel et surplombe un paysage majestueux. Il fait face aux cimes enneigées, dont le sépare une vallée verdoyante. Sur les sentiers dégringolant du village, des paysannes vêtues de robes aux broderies bariolées cheminent d’un pas sûr et lent vers les oliveraies. Des enfants se chamaillent et distribuent des taloches aux passants avant de disparaître dans un enchevêtrement de venelles. Un homme pousse une brouette chargée de bonbonnes de butane ; sur la place du village, les vieux se réchauffent au soleil. Là, une fresque rend hommage au « groupe des six », qui déclencha la lutte armée contre l’occupation française, le 1er novembre 1954 : Larbi Ben M’Hidi, Mohammed Boudiaf, Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Abane Ramdane, Mourad Didouche.
C’est ici même que, le 27 octobre 1954, fut imprimé clandestinement, à plusieurs centaines d’exemplaires, le texte de la proclamation du Front de libération nationale qui donna le signal de l’insurrection. Le stencil avait été acheminé depuis Alger. La solide implantation du mouvement nationaliste dans cette région indocile désignait d’emblée la Kabylie comme une base stratégique du combat d’indépendance. Si Rabah – le pseudonyme de Krim Belkacem – travaillait depuis 1946, déjà, à la constitution de maquis dans cette contrée montagneuse. Ce soir-là, personne n’entendit la ronéo tourner chez l’épicier. Les militants avaient reçu pour consigne d’organiser, dans le café voisin, une bruyante tombola pour couvrir les battements de la machine.
Soixante-cinq ans plus tard, les habitants d’Ighil Imoula cultivent avec fierté la mémoire de ce combat de libération. Sans concours de l’État, ils ont bâti de leurs propres mains, grâce à une souscription populaire, un lieu de mémoire inauguré le 1er novembre 1988 au cœur du village. Cette maison commune abrite la reproduction, sur de belles plaques de cuivre offertes par les Beaux-Arts, de la proclamation de 1954. Celle-ci fixe le « but » des insurgés : « l’indépendance nationale par la restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social (…) ; le respect de toutes les libertés fondamentales ». Cette profession de foi prend une résonance singulière dans le soulèvement pacifique qui fait tanguer le pays depuis le 22 février.
Sur la terrasse du centre culturel où les villageois ont rassemblé archives, débris d’obus et photos des révolutionnaires tombés au combat, un ancien maquisard égrène ses désillusions. À 90 ans, Da Moh Akli, enveloppé dans une mante de laine brune, voit dans le mouvement populaire en cours « la continuité de la révolution » allumée en 1954. « Quand nous nous sommes levés contre le colonialisme, nous rêvions d’une Algérie démocratique. Mais c’est une dictature qui s’est mise en place. Personne ne pouvait bouger, ouvrir la bouche. Le 1er novembre a libéré notre terre, notre jeunesse veut aujourd’hui libérer le peuple », dit-il d’une voix posée. Pour lui, le scrutin présidentiel du 12 décembre n’est qu’une diversion : « Ces élections, ça ne tient pas debout. Elles ont été préparées dans l’intérêt du régime. Bouteflika a été obligé de partir sous la pression du peuple mais le système est toujours là. Ils veulent le remplacer par ses anciens collaborateurs. C’est toujours la même clique qui opprime le peuple. »
« Nous sommes contre ces élections, tout à fait contre »
Ici, pas une âme ne croit à cette mascarade. Le président du comité de village, Hamid Abdelaoui, un quadragénaire placide, ne connaît pas un habitant pressé d’aller aux urnes. « Nous sommes contre ces élections, tout à fait contre. Le peuple veut se libérer par des moyens pacifiques. Eux, ils ont l’armée, la police, la propagande médiatique : ils veulent se maintenir par la force. Ces corrompus ont tout pris. Ils ont des intérêts énormes, ils ne lâcheront pas si facilement. Mais le hirak continuera, même s’ils cooptent un président. Nous ne nous arrêterons pas », prévient-il. Autour de lui, des hommes s’arrêtent, écoutent, acquiescent. « C’est une infamie ce qui est en train de se passer. Comment tenir des élections après neuf mois de contestations, deux reports du scrutin et la moitié du peuple dans la rue ? Ces usurpateurs veulent forcer la main aux Algériens. C’est une imposture », peste Hadj Ali Omar, un quinquagénaire investi dans la vie collective. Sur le mur d’une maison voisine, les villageois ont peint le drapeau amazigh qui vaut la prison à des dizaines de jeunes manifestants et les portraits de trois poètes du pays engagés dans le combat d’émancipation : Matoub Lounès, Mouloud Mammeri, Tahar Djaout.
Sur une chaise roulante, un jeune handicapé se laisse bercer par le piaillement des étourneaux. Au fond d’une ravine, une nappe de brume se dissipe doucement. De cette vallée, le travail a fichu le camp. Entre Boghni et les Ouadhias, les deux villes voisines, des centaines d’emplois ont été supprimés depuis le début des années 1990. Une scierie de la Société nationale des lièges et bois (SNLB) a laissé place à une caserne. Comme l’unité de production de la Cométal, qui produisait des charpentes métalliques, des cuves et des citernes. Dans le secteur informel et le petit commerce, les rares emplois sont précaires, payés au lance-pierre. Sur cette vieille terre d’émigration, les jeunes diplômés n’ont pas le choix : ils prennent tous le chemin de l’exil. Ali Moh Akli a quatre enfants : trois sont partis. L’une de ses filles, architecte, vit à Paris, l’autre, économiste, travaille aux États-Unis. Son fils, lui, s’est installé en Afrique du Sud. « Il n’y a pas de travail, pas de considération, c’est le règne de la corruption, des passe-droits, de l’injustice. Si nous avions un pays capable de donner à la jeunesse sa place, son droit au travail, à la libre expression, à l’initiative, mes enfants seraient restés. Nos enfants sont traités comme des pestiférés. Ils préfèrent la mort en mer que l’exclusion à laquelle ce système les condamne », soupire-t-il.
D’innombrables insurgés ont préféré fuir le pays
En 2001, dans la région, la jeunesse s’est soulevée contre le chômage, l’injustice sociale, la « hogra » (le mépris). La répression, impitoyable, a fait 128 morts et plus de 8 000 blessés. Les cicatrices de ce « printemps noir » barrent encore les corps et les cœurs. Désespérés, d’innombrables insurgés ont alors préféré fuir le pays. Comment s’étonner que la Kabylie redoute la répétition de ce scénario d’affrontement meurtrier ? Vite maîtrisés, les heurts qui ont éclaté ces jours-ci à Bouira, Beni Douala ou Larbaa Nath Iraten attisent les craintes. « Je suis très inquiet car le régime cherche la bagarre pour décréter l’état d’urgence et maintenir l’ordre établi. Ce que le peuple veut éviter. Nous ne voulons pas d’affrontements », insiste Da Moh Akli, le vieux maquisard. Ali Moh Akli, lui, rejette catégoriquement les appels à bloquer les bureaux de vote. « Ils sont prêts à toutes les aventures pour sauvegarder leurs privilèges, même à mettre en danger la patrie. Jusqu’ici, ce mouvement populaire s’est montré plein de bon sens. Mais il manque d’organisation pour parler d’une seule voix, définir une stratégie, des actions à mener. Dans ces conditions, des actes isolés pourraient être préjudiciables », met-il en garde.
Un collectif de femmes s’est formé pour faire entendre leur voix
Une délicieuse odeur de galette et de poivron grillé s’échappe des portes entrouvertes. Aux portes de l’épicerie, des femmes, les hanches ceintes de foutas orange et rouges, tiennent conciliabule avant de rejoindre les travaux des champs. L’une d’elles, lassée des querelles des hommes, maudit ceux qui dirigent le pays et s’en remet à Dieu pour dénouer la crise. La politique occupe toutes les discussions, dans ce village aux traditions militantes solidement ancrées. Sur ces collines se sont perpétuées, depuis la résistance à la conquête coloniale, de longues lignées de révolutionnaires. Ighil Imoula se revendique toujours de leur legs, comme celui d’Ali Zamoum, combattant nationaliste de la première heure, condamné à mort par la France coloniale, figure de la gauche algérienne et grand militant de la cause berbère. L’association qu’il a fondée, Tagmats (« Fraternité »), reste très active sur le terrain de la solidarité et les pratiques villageoises conservent l’empreinte de ses convictions autogestionnaires. Un système de volontariat mobilise toutes les générations dans des travaux d’intérêt commun : nettoyage, irrigation, plantation d’arbres ; cotisations et dons permettent de financer les projets collectifs. « On essaie de se prendre en charge, on ne compte plus sur l’État. Cet été, suite à un incendie de forêt, on a appelé les pompiers. Ils ne sont jamais venus. On a donc investi dans une citerne. La prochaine fois, on se débrouillera seuls pour éteindre le feu. Il y a deux ans, le village est resté bloqué pendant deux jours par la neige, sans que les autorités ne se soucient de nous. On a acheté une charrue, accrochée à un tracteur, elle fera office de chasse-neige à l’avenir », détaille Hamid Abdelaoui, le président du comité de village.
Signe d’une volonté de dépasser l’organisation traditionnelle encore marquée par le patriarcat, un collectif de femmes s’est constitué pour faire entendre leur voix dans les délibérations. « Nous voulons garder ce qui est bon dans la tradition et nous libérer de ce qu’elle a d’oppressif », assure Ali Moh Akli. Dans la vallée, les chants du hirak résonnent déjà dans les fourgons qui filent à toute allure, drapeaux au vent, vers Tizi Ouzou. Sur la route, des groupes de manifestants et de supporters de la JSK, le club de football de la région, lèvent le pouce, pressés de rejoindre la marche et le match de la soirée. Aux portes de la ville, des adolescents sont pris dans le tourbillon d’une danse joyeuse et déchaînée. Sur leurs torses nus, ils ont tracé des lettres noires. Ils finissent par se mettre en rang, leur message prend forme : « Ulac l’vote ! », « Pas d’élection ! ».
Rosa Moussaoui
Source: l'Humanité