Algérie: l'histoire d'une rupture minée par la peur ? (Reportage)
Par N.TPublié le
Partagé entre le besoin de changement et la crainte de voir le pays rebasculer dans la violence, la jeunesse algérienne vit avec appréhension le calme précaire qui précède le 17 avril, jour du scrutin présidentiel. A 77 ans, Bouteflika et son camp ont réussi à imposer l'image de pacificateur qui pourrait le mener vers un 4ème mandat. Reportage à Alger.
«J’étouffe». Le visage d’Inès, 27 ans, se crispe. «Je rêve d’une autre Algérie» lâche-t-elle en écarquillant ses grands yeux noirs. Elle détourne le regard, se dirige vers le guichet, tend 50 dinars et récupère son ticket de métro. Inès fait partie de ces algérois qui résident à proximité d’une des dix stations de la première ligne du métro livré en 2011. Après 30 ans de retard. «On a attendu longtemps pour avoir ce métro, il faudra attendre encore plus pour que l’Algérie devienne une nation moderne» commente-t-elle. Pour la jeune femme, cadre dans une entreprise privée, «les présidentielles du 17 avril 2014, n’apporteront pas le changement tant attendu par les Algériens. Que Bouteflika soit réélu ou pas». «J’aimerais militer pour le changement mais j’ai peur que le pays bascule une seconde fois dans la guerre civile», avoue-t-elle. Inès, comme chaque Algérien, garde encore en mémoire, la décennie de terrorisme. Elle se rappelle des récits de kidnappings, de faux barrages, d’attentats, d’égorgements, d’assassinats qui ont suivi le soulèvement populaire du 5 octobre 1988. Soulèvement motivé par des revendications politiques et sociales. Inès avait deux ans à l’époque. Elle a grandi dans la terreur : 200 000 morts, 20 000 disparus. Depuis, les Algériens rêvent de changement mais ne veulent surtout pas perdre cette paix fragile qu’ils ont réussi à retrouver depuis près de 15 ans. L’accalmie sécuritaire coïncidant avec l’accession de Abdelaziz Bouteflika au pouvoir en 1999, sert de leitmotiv dans les discours de campagne pour un quatrième mandat. «Préserver la stabilité». Une façon pour le régime de se maintenir en place, en brandissant la menace d’une nouvelle explosion de violence.
La politique de la peur
Depuis que le Président Abdelaziz Bouteflika, 77 ans, malade et absent, a déclaré sa candidature pour un quatrième mandat, Alger vit au rythme des manifestations de rue. La répression policière est systématique. Tout attroupement dans l’espace public reste interdit malgré la levée de l’état d’urgence en février 2011. Les explosions de colère se multiplient, tout de même. La rue revendique le changement, le retrait de Bouteflika, plus de justice sociale, la fin d’une corruption qui n’a que trop duré. «L’Algérie, un pays jeune, géré par des vieux» s’exclame, révolté, Imad, 24 ans, étudiant en médecine. «Le Président Bouteflika a déclaré en 2012 que sa génération avait fait son temps, tout ce qu’on lui demande, c’est de laisser la place aux jeunes» tranche-t-il. Jeudi 06 mars 2013, ils sont des dizaines de manifestants à se rassembler au centre ville d’Alger pour s’opposer au quatrième mandat de Bouteflika et au régime qu’il incarne (à l’appel du mouvement BARAKAT, ça suffit en dialecte algérien). Imad est au rendez-vous. A peine a t-il le temps de scander quelques slogans, que la police le traine de force vers un fourgon. Il est arrêté pour trouble à l’ordre public. Dans un commissariat de la capitale, il est retenu durant des heures avant d’être relâché sans poursuites. Cette répression policière censée être dissuasive n’a fait qu’encourager sa colère. «Nous avons manifesté pacifiquement et ils nous ont traité comme des criminels. Il est hors de question qu’on vote» argue l'étudiant en médecine. Depuis, d’autres manifestations ont été organisées à Alger et ailleurs dans le pays. Cette fois, elles se tiennent dans le calme. La Police contient la foule mais ne réprime plus comme pour éviter l’embrasement. En 2013, plus de 6 500 mouvements de protestation ont éclaté dans le pays. Presque autant qu'en 2012.Ils font de l’Algérie, une poudrière qui peut exploser à n’importe quel moment.
Pas de printemps arabe
«Depuis que le printemps arabe a commencé, l’Algérie est sous tension, et c’est les Etats-Unis et la France qui manipulent la colère des Algériens pour détruire le pays». Ali, 26 ans est sûr de lui. Il assure avoir beaucoup de recul vis-à-vis de la crise politique que traverse actuellement l’Algérie. Ce chômeur, qui a trouvé le moyen de toucher près de deux fois le SMIG (30 000 dinars par mois, près de 250 euros), passe des heures à parler politique dans son quartier. Tous les jours, Ali se poste sur un bout de trottoir en bas de chez lui, à Bab El Oued, quartier mythique d’Alger. Il rassure les automobilistes et les aident à se garer contre quelques pièces. Depuis qu’il s’est auto-proclamé gardien de parking, -un métier qui paye bien-, Ali est devenu indulgent avec le régime. «Je préfère la dictature au désordre», assène-t-il avant de s’élancer brusquement vers la route en levant les mains. «Avancez encore !», hurle-t-il à l’adresse d’un automobiliste sur le point de garer à la rue du Dey. «Laissons les dirigeants voler l’argent du pays, dieu les punira, quant à nous, continuons à vivre dans la paix et sans ingérence étrangère en attendant que le destin en veuille autrement» poursuit-il. Le conducteur de la Clio blanche qui vient de se nicher entre deux autres voitures quitte son véhicule, lui glisse plusieurs pièces dans la main et s’en va. Ali est rejoint par un autre jeune du quartier, avec lequel il gère ce parking dit «sauvage». Il y en a presque à chaque coin de rue à Alger. Ils permettent la création de centaines d’emplois alimentant le marché informel.
Le régime se paye la paix sociale
En Algérie, le chômage, une des premières causes d’émeutes, frappe un jeune sur quatre. Pour y échapper, Djamal, 30 ans vend des boites en plastique sur un autre trottoir, toujours à Bab El Oued. «Bouteflika a ramené la paix dans le pays» tranche-t-il. S’il est évident pour lui que le régime autocratique méprise la volonté populaire, «manifester dans la rue n’est pas une solution». Pourtant, il y a deux ans, le 5 janvier 2011, Bab El Oued a été le point de départ des émeutes qui ont finit par gagner plusieurs villes du pays, encouragées par les mouvements de protestation dans les pays voisins. C’est aussi, ici qu’avait débuté le soulèvement populaire du 5 octobre 1988. Aujourd’hui, les va-et-vient sont incessants et les habitants de ce vieux quartier vaquent à leurs occupations comme si rien de crucial ne se jouait le 17 avril prochain. Depuis que le régime a puisé dans les caisses de l’Etat, -pleines grâce à la manne pétrolière et gazière-, pour acheter la paix sociale suites aux émeutes de 2011, -à coup de subventions, de crédits et d’augmentations salariales-, la révolte des Algériens se fait plus douce. «Je ne comprends pas pourquoi un homme aussi malade refuse de quitter le pouvoir» s’étonne Salima, 32 ans, fonctionnaire à la poste. Elle presse le pas pour ne pas être en retard. Autour d’elle, les vendeurs à la sauvette écoulent leurs stocks de produits, au noir, sans être inquiétés. A Alger, les jours filent au rythme d’un calme précaire. La peur étouffe le besoin de changement. Pour l’instant.