Les inégalités, ces détonateurs de grandes révoltes
Par N.TPublié le
Creusement des «inégalités sociales» de toute nature et «instabilité» à travers le monde… quelle lecture avoir du lien entre ces deux constats ? Premiers éléments incontournables : les inégalités sont inhérentes au système capitaliste, elles sont au cœur de sa logique de fonctionnement, il s’en nourrit. L’extrême pauvreté, la misère sont le levier des grands mouvements de révolte, quand elles n’en sont pas directement à l’origine. Dès lors, l’instabilité qu’entraînent les inégalités se mesure sans doute à l’aune des luttes sociales, des combats et des pressions syndicales, politiques, associatives, comme à travers les soubresauts qui secouent les sociétés, les tensions géopolitiques et les rapports entre pays riches et pays pauvres.
L’histoire récente, celle du printemps arabe, illustre bien le rôle moteur des inégalités dans les soulèvements révolutionnaires contre les dictatures. C’est le suicide par le feu, le 17 décembre 2010, du marchand ambulant tunisien Mohamed Bouazizi qui déclencha le soulèvement populaire contre le régime dictatorial de Ben Ali. L’acte désespéré traduisait l’extrême frustration d’une jeunesse condamnée à vivre d’expédients, à végéter dans des régions de l’intérieur laissées à l’abandon, alors que les richesses du pays se concentrent sur le Nord côtier, autour des villes et des sites balnéaires, dans un autre monde, inaccessible. Le printemps tunisien est né sur les terres de misère, les inégalités ont été le ferment de la colère, entraînant dans son élan les couches moyennes qui aspiraient à la démocratie. Tout comme d’ailleurs dans les autres pays arabes traversés par des vents de révolte. «Là où se sont produits des soulèvements massifs (Bahreïn, Égypte, Libye, Syrie, Tunisie et Yémen), ce vaste front des groupes les plus défavorisés de la société a été rejoint par l’essentiel des couches moyennes», analysait très justement, en mai2012, dans les colonnes du «Monde diplomatique», Gilbert Achcar (1).
Stratégies néocoloniales et échange inégal...
Les soulèvements populaires de même ampleur en Amérique latine ripostaient aux politiques néolibérales «d’ajustements structurels» imposées par les créanciers, FMI et Banque mondiale, durant les années 1990. Politiques qui ont creusé les inégalités et précipité des millions de citoyens dans la pauvreté. Ces crises salutaires ont mis à bas les régimes néolibéraux soutenus par les États-Unis et l’UE, lesquels avaient alors largement profité des opportunités offertes par ces configurations économiques fondées sur la seule logique du profit, la satisfaction des besoins sociaux restant, au mieux, marginale. Le sociologue James Petras (2) évoque ce «capitalisme prédateur», rappelant que dans l’Amérique latine des années 1990, «plus de 5 000 industries d’exploitation des ressources naturelles, banques, télécommunications et autres industries lucratives, sont passées aux mains de multinationales étrangères et de capitalistes locaux. Des intérêts élevés sur les bonds, les prêts et les loyers de transferts technologiques ont enrichi les capitalistes du Nord, alors même que la pauvreté augmentait dans le Sud». Là est l’autre dimension des inégalités à travers le monde, celle qui prend appui sur les puissances financières et la supériorité militaire pour installer des gouvernements fantoches, déployer des stratégies néocoloniales afin de frayer le chemin à des firmes tentaculaires, organiser le pillage des ressources, l’accaparement des terres arables et des ressources naturelles et entretenir l’échange inégal qui fait la prospérité et le progrès des uns, une minorité de pays riches, aux dépens des autres.
Mais que l’on se rassure, la pauvreté «recule», disent les experts, qui mesurent la lente diminution des inégalités dans les pays émergents, avec l’apparition des classes moyennes en Chine, en Inde, au Brésil… L’Observatoire des inégalités note ainsi «une réduction spectaculaire» de la pauvreté en Asie de l’Est et Pacifique : «En 2011, 161millions de personnes vivent avec moins de 1,25 dollar par jour dans cette région du monde (soit 7,9% de la population), alors qu’elles étaient plus d’un milliard en 1981 (78% de la population).» L’Afrique subsaharienne reste en revanche « le seul continent où le nombre de personnes extrêmement pauvres a augmenté. Ce chiffre a même doublé : 210 millions en 1981, à 415millions en 2011», précise l’Observatoire. Un contexte d’inégalités extrêmes, comparées à la richesse sans cesse croissante dans le monde occidental. Un abîme. La paupérisation massive de ces populations est aujourd’hui pain bénit pour les hordes de djihadistes. Ils y trouvent le terreau idéal pour prospérer et s’enraciner. Les dégâts provoqués par une telle inégalité figurent à n’en point douter parmi les plus graves au monde.
Cette « stabilité » qui ne profite qu’aux riches…
Ce sont, enfin, les mêmes politiques d’austérité qui creusent les inégalités dans les pays de l’Europe libérale, entérinent les disparités dans les dispositifs sociaux. En Grèce, les ménages les plus pauvres ont perdu près de 86% de leurs revenus, tandis que les plus riches n’ont perdu qu’entre 17 et 20% des leurs, selon une étude commandée par l’institut allemand de recherche macroéconomique (IMK). En Espagne, selon l’OIT, l’écart entre le dixième de la population le plus riche et le dixième le plus pauvre s’est creusé de 20% entre 2006 et 2010, et la tendance s’est poursuivie depuis. La statistique en la matière est abondante. Elle dessine une courbe croissante des inégalités à travers tout le continent. Quelque 84 millions de personnes (16,9%) vivaient en dessous du seuil de pauvreté en 2011, révèle Eurostat. Conséquence directe de cette dégradation dans une Europe à plusieurs vitesses : la montée en puissance des luttes sociales. Madrid, Rome, Lisbonne, Dublin… partout, les laissés-pour-compte s’insurgent contre une «stabilité» qui ne profite qu’aux riches, laissant des millions de citoyens sur le carreau. En Grèce, ces derniers ont porté le mouvement de gauche Syriza au pouvoir et soutiennent son bras de fer avec les créanciers. La voie est ainsi ouverte dans le maquis des injustices sociales vers une alternative de rupture avec les règles imposées par les oligarchies financières, pour les seuls intérêts des marchés. Mais pas seulement. En France, le Front national ne s’enracine-t-il pas à la faveur des disparités territoriales, du recul des services publics ? N’engrange-t-il pas sans difficulté des voix dans les régions au taux de chômage élevé ? Les inégalités, autant de détonateurs sur un terrain miné, peuvent aussi conduire au pire.
(1) Gilbert Achcar est professeur à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’université de Londres.
(2) James Petras est professeur émérite de sociologie à la Binghamton University, New York.
Source: L'Humanité Dimanche du 9 au 22 avril 2015