Livre: le "Dernier Patriarche" de Najat El Hachmi, entre bribes et bris...
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Comme son titre l'indique, le Dernier Patriarche est tout à la fois le récit de la vie d'un personnage et de la fin de l'ordre qu'il incarne, un ordre "dont l’origine se perd dans la nuit des temps".
Il s'agit d'une croisée complexe de chemins qui portent d'une part le personnage de Mimoun, saisi dans sa dimension individuelle et précaire, et d'autre part des coutumes, des valeurs sociales et un mode de vie séculaires donnés pour immuables et pourtant voués à disparaître.
Mimoun est originaire d'une famille marocaine paysanne traditionnelle, où l'autorité absolue se décline exclusivement au masculin, dans le cadre de conditions de vie très dures, surtout pour les femmes, doublement asservies aux tâches domestiques et aux violences imprévisibles des hommes.
Cette vie, la narratrice entreprend de la raconter, en remontant très loin dans le temps. Pour cela, son écriture se déploie autour d'une scène très particulière, qu'elle nous livre au début du roman.
Il s'agit d'une scène de pétrissage du pain par sa grand-mère - alors jeune maman sur le point d'accoucher du futur patriarche:
"ses gros bracelets en argent (...) faisaient glong-glong contre le récipient en terre cuite dans lequel elle pétrissait la pâte à pain à demi-levée."..."Et elle s'essuyait les doigts pour enlever les petites bribes de pâtes qui y étaient collées; et elle ajoutait de l'index ces petites bribes à la pâte. La touche finale. Comme une note de musique."
La dextérité féminine stimulant la fermentation est ici comme brisée par les chocs répétés et les bruits sourds discordant dans la mélodie de cette activité hautement symbolique. Une discordance qui annonce le bruit et la fureur qui caractériseront l'irrascible patriarche, et sa violence inouie qu'il imposera d'abord à sa fratrie, puis à son épouse et à ses propres enfants.
Aux bribes de pâte rassemblées par sa mère pour faire le pain quotidien, vont ainsi se joindre les bris des objets qu'il fracassera contre les murs lors de ses accès de violence: "Et le verre avait fini sa course contre un mur. Brisé en mille morceaux. Une pluie de verre."
Ce morcellement marque le texte de Najat El Hachmi: les 77 passages brefs et plus ou moins égaux qui le composent, signalent des vies impossibles à restituer autrement que par bribes et par bris.
D'où une écriture parcellaire, en fragments, mais constamment centrée autour de ces violences qui font le quotidien et qui, parce qu'elles sont comme des éclats impossibles à extirper, s'insinuent pour toujours dans la mémoire des êtres.
Il y a aussi dans ce livre, une disposition "égalitaire" qui traduit l'objectivité du regard d'une narratrice écartant résolument la tentation du ressentiment face à l'extrême violence de ces histoires de vie entrelacées.
La biographie du patriarche est indissociable de l'autobiographie de sa fille, la narratrice, celle par qui le "Patriarche" sera à jamais le "dernier". Et dans la foulée, cette femme sonnera le glas d'un ordre inégalitaire de l'homme tyrannique et de la femme asservie.
L'exil y contribuera, car, très jeune, Mimoun en avait fait le lieu de son apprentissage individuel, après avoir rejeté un à un les "destins" possibles qui se présentaient à lui.
Mais à lui seul l'exil n'ouvre pas systématiquement sur des mutations "positives". Encore faudrait-il qu'il soit complété par une volonté forte et des arguments qui ébranlent et fissurent un ordre trop longtemps fait d'interdits intériorisés, dont le tabou sexuel.
Dans ce registre, Najat El Hachmi donne à lire les actes de transgression qui en découlent directement: actes de viol, de pédophilie, d'adultère, mais surtout d'inceste. Dans un environnement plus archaïque qu'ailleurs, ils jalonnent, presque sans exception, la vie de chacun, engendrant l'obsession sexuelle comme l'unique filtre de toute réalité.
Le paroxysme est atteint dans cette scène du père, pourtant par ailleurs capable d'une grande affection, qui devient fou de rage devant sa fille adolescente qu'il voit de dos en pantalon: " En me voyant, mon père (...)avait commencé à hurler (...): Qu'est-ce que tu fous, à tortiller ton cul sous mes yeux? Ca te plaît, hein, que je vois ton cul serré dans ton pantalon? Espèce de dégoûtante! Je ne veux plus jamais te voir habillée comme ça".
Rage, mais aussi aveu de ce que la censure interdit de nommer: la tentation de l'inceste
La résolution du paroxysme s'esquisse à travers la nécessité de nommer les choses, quelles qu'elles soient, froidement, sans tabou. Les énumérer à l'image de ces mots alignés dans un dictionnaire et dont l'ordre alphbétique, excluant tout enjeu vital, induit une espèce d'impartialité. C'est d'ailleurs cet ordre alphabétique qui scande chaque fin des passages de toute la seconde partie du livre.
Il est question dès lors de traduire en mots les actions de transgression qui ont cours, sexuelle notamment, les dire telles qu'elles se présentent, dans une sorte de traduction simultanée. Cet exercice de traduction, la narratrice y excelle, car dès sa plus tendre enfance, elle a commencé à le pratiquer au quotidien pour les besoins de sa mère analphabète brutalement transplantée dans ce petit chef-lieu de canton en Catalogne.
Pour les besoins de sa mère-martyr de surcroît soumise à l'exil géographique et linguistique, la narratrice a dû, enfant, traduire, traduire, traduire et dans les deux sens tous les échanges de la vie quotidienne.
Une posture qui finalement peut résumer l'histoire de ce roman tout autant que celle de la narratrice, voire celle de l'auteure elle-même.
En effet, faut-il le rappeler c'est en langue catalane, que "L'últim patriarca*", est d'abord édité sous la plume d'une Marocaine, Najat El Hachmi, puis traduit en français par Anne Chardon sous le titre du Dernier Patriarche.
C'est ainsi que le texte d'une biographie raconte aussi la biographie d'un texte.
Najat El Hachmi: Le Dernier Patriarche, Actes Sud, 2009 (traduction du catalan par Anne Chardon)
Najat El Hachmi: L'últim patriarca, Planeta, 2008.
*Cet ouvrage a obtenu le Premi de les Llettres Catalanes Ramoon Llull 2008.