Livre-enquête de Ali Amar et Jean-Pierre Tuquoi.

Le Maroc des « happy fews »

Marrakech, le XXIe arrondissement de Paris ? La situation ne date pas d’hier. Malgré son indépendance, l’ancien protectorat conserve avec la France des relations étroites, quasi « incestueuses ». Ali Amar et Jean-Pierre Tuquoi, tous deux journalistes se sont penchés sur la question. Ils sont les auteurs d’un livre-enquête écrit à quatre mains "Paris Marrakech, Luxe, pouvoir et réseaux" et paru aux éditions calmann-lévy.

Chapitre après chapitre, l’enquête menée par les deux journalistes, depuis près d’un an, offre différents axes de lecture de la corruption et de l’impunité qui se jouent entre le Maroc et la France.

Marrakech : la nouvelle Sodome

Pour les Français, le Maroc a un goût d’exotisme et de paradis. Un dépaysement facile et abordable à deux heures seulement de Paris. Le pays est l’une des destinations préférées des touristes français qui s’y rendent en masse, soit près d’un million par an. Mais derrière la carte postale et le topique de la place Jemaa El Fna, l’équivoque fait surface.

Marrakech est également devenu un nouveau lieu de villégiature pour les occidentaux friands de tourisme sexuel, et ce depuis le tsunami en Thaïlande en 2004. Derrière les fastes des soirées branchées, la « nouvelle Sodome » catalyse la prostitution d’une jeune partie de la population.

Les auteurs soulèvent la fragilité des mineurs et le laxisme concernant le non-respect des droits de l’enfant corrélés à la misère sociale. « Dans la seule ville de Marrakech, 28 000 familles vivent sans eau ni électricité à deux pas des hôtels de luxe (…). Le niveau de vie de la majorité de la population marocaine est si bas, la justice si corrompue, qu’un Européen peut abuser d’un mineur en toute impunité ou presque » écrivent-ils (p66). Les autorités marocaines ferment les yeux et l’impunité est garante de ces pratiques.

« Une relation donnant-donnant »

Autre cheval de bataille des auteurs : les jeux de réseaux, les conflits d’intérêt, les petites magouilles et les grands contrats que cristallisent les industriels du CAC 40 et les politiciens des deux côtés de la rive méditerranéenne. Ces happy fews forment ce que les journalistes nomment la « tribu France-Maroc », des cercles d’amitié franco-marocaine au lobby extrêmement puissant.

En jeu : pactes politiques et alliances industrielles négociés par d’habiles diplomates à la cour du roi. Avec le soutien de la France, premier partenaire commercial et investisseur du royaume, le Maroc s’est lancé dans une modernisation et un développement ambitieux. Les principaux bénéficiaires sont des firmes françaises. Alstom. Vivendi. Accord. Lafarge. BNP Paribas. Bouygues. Veolia. Dans le royaume, aucune autre entreprise ne peut rivaliser avec ces pontes françaises.

Ces grandes décisions se concluent au sommet de l’Etat, dans le luxe des palaces de Marrakech. Et laissent à la marge les intérêts premiers de la population marocaine. Fin septembre 2011, Nicolas Sarkozy inaugure le chantier du «premier TGV d’Afrique» qui reliera d’ici 2015, Rabat à Casablanca. Les économistes marocains vont qualifier ce contrat de « racket », mettant en doute la viabilité économique d’un tel investissement dans un pays qui reste encore sous-développé.

Echange loyal de bons procédés, la diplomatie et les conseillers du roi, dessine un Maroc modèle. A l’heure où les pays arabes se cherchent une identité, le Maroc deviendrait, sur la côte sud de la Méditerranée, le fer de lance de la démocratie. Des intellectuels comme le prix Goncourt Tahar Ben Jelloun, Driss El Yazami ou Hubert Védrine ont fait allégeance au Palais et donnent caution de la sécurité du pays, de l’autre côté de la Méditerranée.

Les « amis du Maroc » ferment les yeux sur l’absence de remise en cause du pouvoir, le poids écrasant du monarque, la corruption ambiante, la censure de la presse. Mais la pression de la population sur le Palais est réelle et la rue attend un désengagement du roi dans les affaires. C’est aussi sur ce thème que les islamo-conservateurs du Parti de la Justice et du Développement ont fait campagne et remporté en 2011 les élections législatives. Au Maroc, les manifestations ont montré que « la démocratie [était] comme un mirage ».

A propos des auteurs...

Ali Amar est l’un des fondateurs de l’ancien hebdomadaire marocain indépendant Le Journal. Il collabore aujourd’hui au site d’information Slate. Il est l’auteur de Mohammed VI, le grand malentendu (Calmann-Lévy, 2009)

Jean-Pierre Tuquoi est journaliste, spécialiste du monde arabe. Il a collaboré à L’Expansion, la Tribune et le Monde. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Majesté, je dois beaucoup à votre père… (Albin Michel, 2006).