sfy39587stp17
Aller au contenu principal

« L’Heure et la Poussière » : une nouvelle inédite de Pedro Jiménez (Abonnés)

Que reste-t-il de l’humain quand le devoir impose le silence ? Le voyage bouleversant d’un jeune Marseillais déchiré entre deux fidélités, deux terres, deux visions du monde. Une quête de vérité au cœur de l’horreur. Découvrez « L’Heure et la Poussière », une nouvelle qui explore les fissures de la conscience et le prix de la dignité.

Par Pedro Jiménez

 

C’était à cet instant suspendu, quand le soleil se couche derrière le Frioul. Une échappée que je ne manquais quasiment jamais, quelle que soit la saison, quelle que soit la circonstance. L’emplacement de mon balcon m’offrait le plaisir de cette brève insouciance. Ce soir-là, j’eus la sensation qu’une porte s’ouvrait devant moi. Ma décision était prise. La rédaction de mon récit était achevée. Je l’enverrais à qui voudrait bien le lire, à qui pourrait m’aider à faire jaillir ce cri resté trop longtemps enfoui. Mettre fin à cette culpabilité, être entendu, peu importe qu’on me comprenne ou non. C’était la seule brèche dans ce mur qui m’enfermait.

Quand la boule de feu disparut à l’horizon, s’imposa à moi le flux inévitable d’informations continues, ce serpent qui nous tourne constamment autour et dont on ne peut plus se débarrasser. Des mots de plomb, ressassés, tordaient les nerfs : cessez-le-feu, famine, malnutrition, frappes, otages, Hamas, Tel-Aviv, Netanyahou… Mais comment se passer de cette écoute, pourtant envahissante, quand le monde brûle ailleurs ? Mon regard se brouilla : la mer que j’aimais tant me renvoyait une image fissurée, comme moi.

Alors oui, décision prise ! Encore quelques relectures et je balancerai mon texte. Qu’ils aillent tous au diable. Se taire, c’est servir ce monde pourri. Mon histoire est là, sur cette clé USB serrée dans mon poing, prête à livrer mon cri à la lumière. Je m’imposai le silence et allumai fiévreusement mon ordinateur.

Le souvenir glisse, insaisissable. À partir de quand ai-je commencé à me sentir double ? Était-ce un soir de shabbat, à Marseille, quand ma mère allumait les bougies dans la cuisine et que mon père s’ennuyait en silence dans le salon, avant de se réfugier dans son bureau ? Ou bien ce jour où je me surpris à l’écouter avec attention me parler de Jaurès, à la table d’un estaminet de Noailles, après le marché, un samedi justement, car il ne franchissait jamais le seuil de la synagogue du quartier ?

Ma mère savait tout d’Israël. Elle pouvait en parler durant tout un repas de famille, passer avec aisance d’un thème à l’autre : la démographie, le prix des appartements, la qualité des hôpitaux. Certains mots qu’elle répétait avec insistance semblaient avoir un goût sucré au bout de sa langue : « aliyah », « protection », « avenir ». Et toujours, ces phrases qu’elle me soufflait en catimini comme des instructions à peine voilées : « tu décideras », « tu verras plus tard ». J’imaginais une boussole glissée à mon insu dans ma poche.

À ces moments-là, quand elle se déchaînait, le vieux — j’aimais l’appeler ainsi, bien qu’il n’en fût pas encore un — manifestait son agacement en déplaçant les couverts, en triturant la télécommande, à la recherche d’une information capable de mettre fin au refrain obsessionnel de son épouse. Parfois, en s’adressant à moi, il rappelait avec gravité que l’Histoire — qu’il enseignait à l’université — est un sentier escarpé qu’il faut aborder avec prudence. Que la religion, après tout, n’est pas le centre du monde.

Une fracture ? Un conflit de rôles ? Je n’osais pas y répondre. Pas encore. Jusqu’à ce que je prenne mon envol. À la maison, selon l’humeur de ma mère, j’étais « Dado » ou « mon fils ». Et chez ses amis, j’étais le futur médecin, celui qui « ira là où les siens ont une terre ». Du côté de mon père, en revanche, ce qui restait encore de sa famille débarquée du Maroc, c’était un nom : Sarfaty. Le mien. Un nom qui ne laissait jamais indifférent, car il ouvrait aussitôt des tiroirs de mémoire, tels des chuchotements. Et un prénom dont la seule évocation divisait, parfois même avec véhémence, au point de risquer de mettre le feu à la table : celui d’Abraham, « l’oncle communiste », qui avait défié Hassan II et payé son opposition de dix-sept années derrière les barreaux.

sfy39587stp16