Gaza : l’art culinaire, une riposte à l’arme de la faim
Alors que la bande de Gaza subit une guerre d’une violence inouïe et un blocus alimentaire prolongé, des initiatives culinaires inédites se multiplient. Entre recettes ingénieuses et solidarité transnationale, elles témoignent d’une résistance humaine face à la barbarie de la faim
Parvenir à cuisiner avec presque rien, réinventer des plats traditionnels à partir de ressources locales rarissimes et transmettre ce savoir au monde entier : c’est la voie empruntée par des cuisiniers et cuisinières de Gaza et d’ailleurs pour soutenir une population affamée. Comme l’écrit le journal égyptien Al-Ahram, cette créativité culinaire est « une riposte à l’arme de la faim », un acte de résistance face à une politique d’asphyxie délibérée menée par Israël.
Des recettes comme outils de survie
Parmi les figures marquantes de ce mouvement, Yasmin Nassir, cheffe jordanienne formée au Cordon Bleu de Londres, publie régulièrement des recettes adaptées aux pénuries sur sa page Facebook, suivie par plus de deux millions d’abonnés. Depuis Amman, elle s’adresse aux familles gazaouies en quête de solutions concrètes pour nourrir leurs proches.
Elle a ainsi montré comment transformer des fruits locaux en friandises pour enfants : les cuire avec un peu de sucre, les écraser avec une spatule jusqu’à obtenir une pâte épaisse, puis les laisser sécher au soleil, protégées par un grillage. Dans une autre vidéo, elle enseigne une recette végétarienne à base de gluten, obtenue en lavant longuement une pâte d’eau et de farine pour séparer l’amidon, puis en façonnant et en frittant cette pâte pour imiter le blanc de poulet. « Le fait d’affamer délibérément des civils me rend encore plus responsable : je ne veux rien gaspiller », explique-t-elle.
Au-delà de la survie, ces recettes sont pensées pour préserver l’équilibre alimentaire des enfants, particulièrement touchés par la malnutrition. « C’est une grande responsabilité de proposer une alternative nutritive dans un contexte où chaque calorie compte », ajoute Yasmin.
Transmettre une culture sous les décombres
À Gaza même, malgré la destruction généralisée, l’ingéniosité ne faiblit pas. Mona Zahed, ancienne restauratrice, a perdu son entreprise et son mari dans les bombardements. Réfugiée sous une tente, elle continue à cuisiner avec les moyens du bord et à partager ses recettes en ligne. Grâce à une rencontre virtuelle avec un chef japonais, elle prépare un livre intitulé Tabkha : Recipes from Under the Rubble (Recettes sous les décombres), dont les bénéfices seront reversés aux Palestiniens.
« Nos recettes racontent notre histoire et affirment notre existence », dit-elle au site The New Arab. Mona cuisine notamment des plats à base de plantes locales, comme la bette-épinard, en les transformant en bouillons remplaçant la viande. Elle documente une vingtaine de recettes, certaines héritées de la période de la Nakba de 1948. En diffusant ces savoirs culinaires, elle entend faire connaître Gaza autrement que par les chiffres des victimes.
Une solidarité transnationale
Ces initiatives sont amplifiées par les réseaux sociaux, qui jouent un rôle crucial. Des millions d’internautes relaient recettes, vidéos et livres, transformant les cuisines domestiques en outils de mobilisation mondiale. Cette solidarité s’étend au-delà de la région. Le cuisinier palestinien Hamada Shaqoura, ancien blogueur culinaire, s’est fait connaître en 2024 en filmant la préparation d’un plat traditionnel, le Zebdeyiet Al-Touna, avec du thon en conserve faute de crevettes. Sa vidéo est devenue virale et lui a permis, avec le soutien de l’association caritative Watermelon Relief et des dons collectés via GoFundMe, de nourrir des centaines d’enfants.
Pour la sociologue Hala Youssry, citée par Al-Ahram, « ces initiatives pleines d’énergie ont transformé une réalité cauchemardesque en une action positive, permettant aux Palestiniens de survivre et de faire face à la précarité des ressources et à la vulnérabilité de la situation ».
Préparer l’après
Au-delà de la survie immédiate, ces pratiques culinaires laissent entrevoir une reconstruction à venir. En préservant et en diffusant un patrimoine gastronomique adapté à la rareté, elles offriront demain aux habitants de Gaza des outils précieux pour repenser leur alimentation et renforcer leur autonomie.
Dans une guerre où la faim est utilisée comme une arme, la créativité des cuisiniers devient un moyen de résistance pacifique et de transmission culturelle. Par la danse, le vêtement traditionnel et désormais par la cuisine, les Palestiniens réaffirment leur existence et leur dignité. Et lorsque la paix reviendra, ces gestes culinaires, partagés à travers le monde, auront préparé le terrain pour une reconstruction ancrée dans la mémoire et le goût.