Algérie. A Rouiba, la « vigilance » face à un patronat tenté de tirer les marrons du feu

À l’unisson de la jeunesse, le monde du travail se dresse contre le régime. Pour les salariés, le système en place est à l’origine de la régression sociale et du recul syndical. Reportage à Rouiba, en banlieue d’Alger, la plus grande zone industrielle du pays.

Zone industrielle de Rouiba, à une trentaine de kilomètres à l’est d’Alger, 1 000 ha et quelque 35 000 employés dans les secteurs des grands travaux pétroliers, de la sidérurgie, des véhicules industriels, des peaux et cuir, de la chimie… Ici, le premier souci des hommes qui vont au charbon est de conserver leur job le plus longtemps possible. Les contrats sûrs et les avantages sociaux, c’était avant, il y a bien longtemps. Restructurations, suppressions de postes, désinvestissements, privatisation… L’ère Bouteflika aura été celle d’une incroyable régression industrielle et sociale.

« Il ne faut pas s’étonner que l’industrie, qui représentait 16 % du produit intérieur brut, n’en représente aujourd’hui que 4 % parce qu’on s’est acharné à détruire le tissu industriel productif en le remplaçant par des réseaux articulés autour de l’importexport. Une politique qui a fait que, en 2014, la valeur des importations a dépassé le montant global des recettes externes du pays », dénonçait, en février 2015, l’union locale de l’Union générale des travailleurs algériens (Ugta) de Rouiba. Depuis lors, la situation n’a cessé de se dégrader, et les salariés ont sévèrement trinqué.

Ahmed, 40 ans, contremaître tourneur dans les ateliers de l’Entreprise nationale des grands travaux pétroliers (ENGTP), est en contrat à durée déterminée depuis seize ans. Il n’a donc pas accès aux œuvres sociales, n’a pas droit à l’avancement, à la promotion, à la formation. Il touche un salaire mensuel de 26 000 dinars (DA, 250 euros), le Smig étant à 18 000 DA.

Farida, 44 ans, technicienne dans une entreprise publique de transformation sidérurgique, vient de boucler dix ans de CDD. Des cas identiques sont aujourd’hui légion sur la zone.

Emploi précaire généralisé

L’emploi précaire est devenu la condition dominante. Généralisé dans le privé, il est de plus en plus courant dans le secteur public. Le syndicat non plus n’est plus ce qu’il était. La défense des acquis est devenue une rude bataille. Organisation historique, aujourd’hui largement caporalisée par le pouvoir, l’Ugta fait, au mieux, de la résistance dans les grandes entreprises. Ailleurs, dans la sous-traitance, dans les PME privées, les syndicats sont plutôt rares ou tout simplement inexistants. Dans ces conditions, comment les salariés perçoivent-ils le mouvement de contestation qui secoue tout le pays ?

« Les travailleurs y adhèrent sans aucune hésitation. Ils ont bien conscience que le régime de Bouteflika est à l’origine du recul des droits sociaux et de leur condition. À leurs yeux, le combat pour la démocratie s’applique aussi au monde du travail. Ils en attendent la promotion et la protection des libertés syndicales, notamment », commente Noureddine Bouderba, consultant dans le social.

À 61 ans, cet ancien cadre dans le secteur pétrolier, syndicaliste et militant de gauche, est encore présent sur le terrain des luttes. Il est même basé sur la zone industrielle où il a de tout temps travaillé. Tribunes dans les médias, conférences, rencontres-débats, il développe sans arrêt un discours d’alerte et de mise en garde. « Outre la plaie de la précarité, le pouvoir d’achat ne cesse de fondre, l’accès aux soins est de plus en plus difficile pour les salariés, les hôpitaux publics sont à l’abandon, les cliniques privées se multiplient, la paupérisation gagne du terrain », rappelle-t-il partout.

Appels à la dérèglementation

Aussi, le combat pour la justice sociale devient-il, selon lui, « indissociable de la bataille citoyenne en cours ». Peu importe si les manifestants n’en font pas un mot d’ordre, une revendication forte, cette exigence coule de source pour Noureddine Bouderba. Du coup, il faut rester vigilant et prendre garde « à toutes ces forces qui ont accompagné le patronat durant ces trente dernières années. Elles vont tout faire pour récupérer le mouvement populaire, en tirer profit en le vidant de tout contenu social ».

Le point de vue se défend en effet. Les appels se multiplient à la déréglementation, à la défiscalisation, aux assouplissements de toute nature au plan économique. Des boss de grandes entreprises privées se mêlent aux manifestants. Le Forum des chefs d’entreprise (FCE) connaît des dissidences suite au soutien inconditionnel de son président, Ali Haddad, au clan Bouteflika.

Ce dirigeant d’entreprise dans le BTP, milliardaire, renvoie l’ascenseur après avoir été gavé de marchés publics. Sans surprise, le patronat et le courant libéral tentent ainsi de surfer sur la vague de contestation. Pourquoi s’en priveraient-ils, le rapport de forces est aujourd’hui en leur faveur.

Là est l’autre combat de l’inlassable vigile Bouderba : renverser la vapeur, donner un nouveau souffle revendicatif au syndicat. Il lance un appel « pour un congrès extraordinaire de l’Ugta et sa restitution aux travailleurs », rappelant que « les instances nationales leur ont tourné le dos en se mettant au service de l’oligarchie et de l’administration ». L’initiative est d’ores et déjà entendue et relayée.

Les syndicalistes de la Société nationale des véhicules industriels (SNVI) retirent leur confiance au secrétaire général de l’Ugta, Abdelmadjid Sidi-Saïd, proche et fidèle du clan Bouteflika, dont il appuie toutes les positions politiques au nom des « travailleurs ». Un bel écho à la mobilisation de la puissante union locale de la zone industrielle de Rouiba.

Les salariés saluent « le caractère pacifique, fraternel et responsable des manifestations ». Ils s’y associent « pour dire oui à un changement du système. Un système (…) qui se démarque des oligarchies et revalorise la valeur du travail et qui place l’homme au centre du développement. Un système qui garantit les libertés individuelles, collectives et le libre exercice du droit syndical ».

Le monde du travail algérien est bel et bien entré en scène, au cœur du mouvement. Les bâtisseurs de la nouvelle République seraient bien inspirés d’en tenir compte sans trop attendre.

 

Source: Humanité Dimanche du 20 au 27 mars