(Patriote Côte d'Azur): Yasmina Touaibia : "le terrorisme islamiste n’a ni nationalité, ni sexe, ni couleur. Il se meut dans un monde globalisé et surfe sur des réseaux financiers opaques et, comme toujours, sans scrupules."

Attentats : "La faillite du modèle français social et d’intégration"

L'actualité française reste dominée par les actes terroristes sanglants du 13 janvier. L'impérieuse nécessité de mettre un terme définitif à ces attentats meurtriers qui se jouent de toutes les prévisions sécuritaires nécessite plus que jamais de chercher à comprendre comment un pays tel que la France a pu en arriver à cette situation.

Dans cette perspective, nous reproduisons l'interview accordée par Yasmina Touaibia, Docteur en Science politique au journal Le Patriote Côte d'Azur.
 

P. Prenant : Peut-on dire que la France est en état de guerre ?

Yasmina Touaibia : Préalablement, il est important de souligner l’émotion, certes légitime, qui a guidé les différentes déclarations présidentielles. Mais il paraît tout aussi primordial de rappeler l’importance et l’impact des termes utilisés. L’usage du terme de guerre, par exemple, renvoie chez les juristes à des situations bien particulières. En effet, il y a du point de vue du droit international deux types de conflits armés. Les conflits non internationaux, par exemple, opposent les forces gouvernementales à des groupes armés non institutionnels ou encore des factions de l’armée entre elles. Les conflits armés internationaux opposent, quant à eux, deux ou plusieurs États. Affirmer que la France est en guerre reviendrait à reconnaître implicitement le statut d’État à un groupe terroriste. Est-il besoin de le rappeler, pour qu’un État existe, il faut qu’il dispose d’un territoire délimité, qu’il exerce son autorité sur une population et surtout qu’il détienne le monopole de la violence légitime ? Cela n’est pas le cas de Daech qui exerce la terreur envers les différentes populations.

Par ailleurs, répéter que le pays est en état de guerre, c’est aussi justifier l’adoption de lois d’exception et la restriction des libertés fondamentales individuelles et collectives. Ces restrictions ne peuvent être légitimes que si elles sont temporaires et que leur mise en œuvre est contrôlée pour en limiter les abus. Aujourd’hui, le danger est de rendre pérennes des dispositions liber- ticides d’autant que l’opinion semble être prompte à accepter des limitations de liberté à la faveur de plus de sécurité. Or, ce sont ces mêmes libertés qui sont visées par l’action aveugle des terroristes. Il conviendrait donc de les protéger et de les renforcer !

P. Prenant : Comment expliquer le développement du phénomène de radicalisation, notamment dans les Alpes-Maritimes et comment lutter contre ?

Yasmina Touaibia : Il est vrai que notre département caracole en tête des données recueillies par le Centre National d’Assistance et de Prévention de la Radicalisation. Selon un rapport de l’Assemblée Nationale sur le suivi des filières djihadistes datant du 2 juin 2015, il y a eu 151 signalements de la part de familles dans les Alpes-Maritimes. Le département arrive en 3e position après l’Île-de- France et Rhône-Alpes. Depuis, selon un récent bilan préfectoral, il y aurait dans notre département 236 personnes suivies par la Cellule de lutte contre la radicalisation. Le fléau est donc bien présent et personne ne peut le nier !

Parmi les vecteurs pointés par le rapport parlementaire, on peut trouver « la prégnance d’internet et des réseaux sociaux », « la mosquée, lieu de radicalisation », ou encore « le rôle controversé de la prison ». Or, la prise en compte de ces vecteurs semble bien réductrice et occulte les raisons profondes du mal. Celles-ci renvoient à la faillite du modèle français social et d’intégration qui a laissé des territoires entiers prospérer à la périphérie, plus encore, aux frontières de la République. Ces territoires sont peuplés de marginalités, de ruptures économiques, sociales et familiales. Il y règne la stigmatisation de l’autre, de la femme, du non croyant, de la réussite, de celui qui ne se soumet pas aux règles du groupe, qui n’adopte pas ses codes.

Au sein de ces territoires, parmi ces populations, il y a un grand désarroi et l’amertume de n’être sollicités ou invoqués qu’à l’occasion de chaque élection. Un élément interpelle particulièrement. Le recul du militantisme et des idéologies politiques a été accompagné de l’engagement radical et de la perte de repères. Aujourd’hui, l’urgence est de recréer, non plus seulement du lien, mais du sens public au sein d’une population fortement segmentée. Il s’agirait de faire renaître un intérêt de classe contre un intérêt de masse pour remettre l’humain, l’individu au centre.

P. Prenant : Nous sommes à un virage crucial de l’histoire qui nous met, comme dans les années 1930, face au péril totalitaire qu’il soit islamiste ou frontiste. Des pays ont déjà été confrontés à ce phénomène. Quelles réponses y ont été apportées par la société civile ?

Yasmina Touaibia : Tout d'abord, il est utile de rappeler que la situation que vit la France aujourd’hui était tristement prévisible. Durant des années, les gouvernements français, anglais, américains,
notamment, ont encouragé directement ou indirectement la constitution et le renforcement de l’islam politique dans de nombreux pays. Par exemple, alors que les terroristes islamistes assassinaient en Algérie, les leaders et les militants du Front Islamique du Salut bénéficiaient en France du statut de réfugiés politiques. Ils pouvaient compter aux États-Unis sur une représentation quasi-diplomatique à partir de laquelle ils justifiaient leurs assassinats et leurs attentats.

Aujourd’hui, le terrorisme islamiste n’a ni nationalité, ni sexe, ni couleur. Il se meut dans un monde globalisé et surfe sur des réseaux financiers opaques et, comme toujours, sans scrupules.

Il ne semble pas qu’il y ait des pays ou des sociétés qui aient été confrontées à la terreur islamiste et qui l’aient totalement vaincue. L’Algérie lutte contre cette gangrène depuis des décennies. Même s’il est vrai que ce pays ne connaît plus de massacres d’ampleur comme ceux de Raïs ou de Bentalha en 1997, il n’en demeure pas moins que les services algériens sont en vigilance constante et que la situation sécuritaire du pays reste bien fragile. Ce que nous enseigne l’expérience algérienne est que la réponse au terrorisme islamiste ne peut se cantonner à l’adoption de dispositions sécuritaires. La lutte contre ce phénomène doit se mener sur plusieurs volets : économique, social et, surtout, éducatif et culturel. La toute jeune et tout aussi fragile expérience tunisienne nous montre l’importance fondamentale de la mobilisation des acteurs associatifs, intellectuels et syndicaux. Une mobilisation indispensable au niveau national et international.

PATRIOTE CÔTE D'AZUR • N°111 • Semaine du 27 novembre au 3 décembre 2015, 8 FOCUS SUR...
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(1) - Yasmina Touaïbia a soutenu en 2011une thèse en Science politique sur "La démocratisation à l’épreuve du traumatisme historique. Algérie 1988-2011". Elle a également publié en 2014 l’ouvrage Egypte (Éditions De Boeck, Collection "Monde Arabe Monde Musulman") et rédigé de nombreux articles relatifs au monde arabe et au monde musulman.