Le professeur Kamel Bouzid à la Chaîne III (DR)

Algérie : le coup de gueule du pr Kamel Bouzid, chef de service du Centre Pierre et Marie Curie

La situation des citoyens algériens malades du cancer fait scandale. Confrontés à une pénurie diabolique de médicaments et d’équipements de radiothérapie en état de fonctionnement, les patients se meurent dans l’attente de rendez-vous incertains. Une situation dont pâtissent les plus démunis abandonnés à leur triste sort, malgré les moyens considérables dont dispose le pays et la facture de médicaments importés en constante augmentation. Mediaterranee.com publie l’interview intégrale du professeur Kamel Bouzid, chef de service du Centre Pierre et Marie Curie, diffusée sur les ondes de la radio Chaîne III et reprise par Le Soir d’Algérie. Le praticien pousse un coup de gueule, dénonce la mauvaise gestion et les blocages bureaucratiques.

Pr Bouzid, il y a une année, vous avez lancé un véritable cri d’alarme dénonçant la mauvaise prise en charge des malades cancéreux. Est-ce que, depuis, la situation a changé ?

Pr Kamel Bouzid: Elle s’est sensiblement améliorée en matière de fourniture de médicaments, notamment les médicaments les plus chers. Du moins dans le secteur que je dirige. Depuis janvier 2012, elle s’est améliorée. En particulier pour les patientes atteintes du cancer du sein, elles ont un traitement médicamenteux complet.

Amélioration donc pour le traitement médicamenteux, mais pour la radiothérapie ?

Non, pour la radiothérapie, malgré les efforts des autorités en matière d’acquisition d’équipement, de construction de nouveaux centres, la situation est pire qu’elle ne l’était en octobre 2011. Je m’explique : les rendez-vous sont là où je travaille à septembre 2013, à Oran à janvier 2014 et a Constantine, les machines sont pratiquement à l’arrêt. Les trois accélérateurs acquis ne sont pas installés pour des raisons bureaucratiques. La situation est pire qu’elle ne l’était.

Mais que se passe-t-il pour la radiothérapie, s’agit-il de moyens d’acquisition du matériel ou de maintenance ?

C’est un problème global qui va de la construction des bunkers à l’acquisition des accélérateurs à la formation du personnel et pas que les radiothérapeutes, c’est les manipulateurs, des physiciens et des gestionnaires. C’est aussi la maintenance. Cela aurait dû se faire depuis 2006 mais cela n’a pas été fait pour des raisons que j’ignore. En 2006, on a décidé de construire des centres anticancéreux, il fallait penser qu’en 2012 on aurait besoin de personnel paramédical, de physiciens, de gestionnaires or, cela n’a pas été fait visiblement, c’est pour cela que nous sommes dans cette situation. On nous promet de nouveaux centres en 2014, on peut espérer que d’ici là cela pourra réduire la pression ce qui est encore plus scandaleux, quoique l’année dernière ces mots avaient fait mal, c’est que sur 44 000 nouveaux cas de cancers par an, 28 000 nécessitent une radiothérapie, sauf que 8 000 en bénéficient. 20 000 restent sur le carreau. Hélas, le choix de ceux qui sont traités se fait en fonction de leur statut social. Ceux qui ont les moyens vont en Turquie, au Maroc en Tunisie ou en France pour un coût de 800 000 et 1 million de dinars pour un cancer de la prostate ou du sein. Et ceux qui n’ont pas les moyens, qui sont l’immense majorité de nos concitoyens qui attendent des rendez-vous qui vont jusqu'à un an.

Quelle alternative pour ceux qui n’arrivent pas à se débrouiller ?

Ils n’ont pas d’alternative. Face à la maladie, ils sont démunis. Pire, dans certaines régions, on fait des listes d’attente pour les médicaments et c’est encore plus scandaleux puisque sur quelle base va-t-on traiter une patiente atteinte du cancer du sein et pas sa voisine ? Cette histoire de liste d’attente est le comble du comble de la médecine. Pour quelle raison une dame qui a un cancer du sein en août 2001 a plus de chance qu’une dame qui l’a eu en février 2011 ? J’ai dénoncé cette situation auprès de l’autorité pour qu’à défaut d’assurer les meilleurs soins, les Algériens puissent être égaux face à la maladie.

Pourquoi sommes nous arrivés à cette situation ?

Il faudra poser la question aux professionnels et aux gestionnaires entre autres aux spécialistes de la radiothérapie et aux gestionnaires dans le service que je dirige. J’ai exigé que les patients soient pris dans l’ordre chronologique, s’il n’y a plus de médicaments, il n’y en a plus pour tout le monde. Je n’ai pas le droit de dire à une patiente, vous n’avez pas de chance, vous avez eu votre cancer trop tard pour des traitements qui guérissent, imaginez dans quel dilemme sont les paramédicaux : il n’y a pas de médicaments pour tout le monde on vous met sur liste d’attente et on vous appelle, comme pour la radiothérapie et c’est proprement scandaleux.

Vous dites que la situation pour les médicaments s’est améliorée dans votre service mais pas à Oran et Constantine...

Justement, parce qu’on a inventé cette histoire de liste d’attente d’une part, l’autre anomalie, je l’ai dénoncée à Constantine, c’est le fait que des médecins spécialistes avec bac+ 12 soient affectés dans le cadre du service civil à des postes et qu’ils ne les rejoignent pas ou qu’ils rejoignent leurs postes et que grâce à des complicités, ils n’exercent qu’une fois par semaine. Je prends un exemple à Batna, un médecin travaille une fois par semaine et ne voit qu’une dizaine de malades. Je l’ai dénoncé auprès des autorités. Comment un médecin digne de ce nom accepte de rester 4 ans dans une ville et de ne pas travailler et je ne parle pas que de ma spécialisé : ce système de service civil a montré ses limites. Il n’a pas réglé le problème de la santé dans les Hauts- Plateaux et dans le Sud.

Combien de malades sont-ils en attente de traitement que ce soit pour les médicaments ou pour la radiothérapie ?

Pour le médicament, dans le service que je dirige, je n’ai pas de délai d’attente supérieur à 4 semaines. Pour la radiothérapie, si je me fie aux chiffres qu’a donnés Constantine, 45 000 malades n’ont pas eu accès au traitement pendant 2011 que 1 500 sur 6 000 qui n’ont été traités au Centre Pierre-et-Marie-Curie, je n’ai pas les chiffres. A Oran, au CHU ou au nouveau centre de Messerghine, les attentes sont d’un an.

Vous prenez part au conseil interministériel prévu aujourd’hui, quelles solutions préconisez-vous ?

Il y a beaucoup de choses à faire : les moyens financiers sont disponibles, c’est l’utilisation rationnelle de ces moyens et l’évaluation de ces moyens qu’il faut faire. Il ne s’agit pas de gaspiller. Il faut comprendre pourquoi l’Etat a mis je ne sais combien de milliards mais nous nous retrouvons dans une situation chaotique. Il y a des problèmes de gestion évidents.

Qu’allez-vous donc proposer ?

Je ne sais pas si je pourrais intervenir. Nous allons écouter ce que va dire le Premier ministre, le ministre du Travail, le ministre des Finances et le ministre de tutelle. Ce que j’ai proposé, c’est que le ministre du Travail s’implique lourdement dans le remboursement des actes chirurgicaux qui se font majoritairement dans le secteur privé à 70%, en ce qui concerne certaines molécules utilisées en oncologie et qu’on cesse de dire que le dogme c’est que les médicaments sont disponibles dans les hôpitaux, ce n’est pas la peine de les mettre en officine. Dans tous les pays du monde, ces médicaments sont pris en charge par la Sécurité sociale. Je fais une prescription ici, la personne l’achète à ses frais en France à 6 000 euros, pourquoi la Sécurité sociale ne le rembourse pas ? Or, quand on a soumis le problème, on nous a dit que le cancer, c’est le problème du ministère de la Santé, or, c’est faux, c’est le problème de tous les Algériens.

Quelles actions engager sur le terrain ?

Le plan anti-cancer est-il une solution ? C’est une solution. Il s’agit d’optimiser les acquis et trouver une solution qui peut être une solution étrangère : il y a beaucoup de collègues algériens à l’étranger qui sont prêts à aider au démarrage des centres qui sont prêts à recevoir du personnel en immersion pendant deux ou trois mois pour qu’ils soient vite opérationnels et pour régler définitivement ce problème de listes d’attente.

En attendant 2014, quelle alternative en 2013 ?

Pour la radiothérapie, il faut espérer que les trois accélérateurs de Constantine soient installés. Ils sont actuellement sous caisse au niveau du CHU de Constantine. Il a fallu 8 mois pour les ramener de Skikda à Constantine pour des raisons de bureaucratie. Il faut espérer que le centre de Batna reçoive ses trois accélérateurs ainsi que celui de Sétif également et qu’ils commencent à fonctionner. A Constantine, on parle de début janvier, s’il y a 9 accélérateurs qui fonctionnent, cela soulagera la pression sans la régler complètement et évitera des drames humains.

Et le centre de Ouargla ?

Il fonctionne. Il prend en charge une partie de l’est et du sud-est ; il y a des radiothérapeutes algériens et cubains, ça a permis de régler le problème des concitoyens du Sud et pallier à Constantine.

Pensez-vous que le plan anti-cancer va répondre à toutes les attentes ?

Il répondra à la majorité des attentes. Il faut bien comprendre que c’est un plan global intégré qui va de la prévention aux soins d’accompagnement, reste à le rédiger, à le diffuser et que les intervenants s’engagent à sa bonne réalisation.

Le dépistage précoce est-il une solution ?

Ça serait une solution, mais il faut une vision globale, il ne s’agit pas de dépister et dire à une personne atteinte de revenir dans six mois. Le dépistage réglerait pas mal de problèmes. Il n’y a pas de dépistage de masse organisé dans notre pays, il y a une opération pilote que l’on a montée avec l’association Amel dans la wilaya de Biskra, les préparatifs ont duré une année. L’opération consiste à envoyer un mammobile dans la wilaya de Biskra et de commencer le dépistage le 15 novembre. Aujourd’hui, on doit lancer l’opération avec l’aide de nos collègues imageurs. Si cette opération pilote marche, puisqu’il s’agit de faire des mammographies à 84 000 femmes de plus de 40 ans, de l’étendre vers d’autres régions à risque ou défavorisées comme Adrar et Tamanrasset.