Point de vue: Gaza et le choc des civilisations.
Si on admet la thèse d’Huntington (le choc des civilisations) et aujourd’hui beaucoup de faits l’accréditent, l’Onu en la forme actuelle ne sert plus à rien. Jusque-là et dans le système idéologique qui lui a donné naissance, elle peut à peine arbitrer entre des Etats, membres de l’Onu, on voit mal comment elle pourrait arbitrer entre des civilisations, des morales, des identités, qui transcendent les frontières des nations et des Etats.
Dans une chronique présentée au cours du mois d’octobre 2008, nous nous étions posé la question de l’utilité de l’Onu et de son conseil de sécurité et dans une chronique suivante du même mois nous nous étions demandé si les crises qui se multipliaient dans le monde sous nos yeux ces dernières décennies étaient des crises locales et ponctuelles ou si elles s’inscrivaient dans un plan plus large, comme les pièces d’un puzzle, et qu’au bout ce qui était visé c’est la restructuration des rapports de force dans le monde, dont une des étapes cruciale a été franchie en 89 avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique.
On s’était demandé si, comme le prédisait le professeur américain Samuel Huntington en 1996, nous n’étions pas embarqués, malgré nous ou avec notre consentement, dans quelque chose de plus vaste, une recomposition radicale de la géopolitique mondiale qu’il a décrite dans son fameux et très controversé livre, ayant pour titre : le choc des civilisations ou la recomposition de l’ordre mondial (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order).
Pour faire simple, il dit que nous sommes en train de passer d’une géopolitique qui s’était construite aux 19ème et 20ème siècle sur des clivages idéologiques portés par des nations, communisme contre capitalisme, progressisme contre impérialisme, démocratie contre totalitarisme, etc, à une géopolitique construite sur des clivages culturels, identitaires, religieux qui transcendent les catégories anciennes d’Etat, de nation, d’ethnie, catégories que par ailleurs la mondialisation a considérablement affaiblies, voire rendues caduques.
L'explosion de l'intégrisme
On voit d’ailleurs à quel point, des nations toutes puissantes, comme l’Amérique et les grands pays européens, sont aujourd’hui incapables de régler les crises qui naissent chez elles ou qui les assaillent de l’extérieur. On pense à la crise financière mondiale, à la crise des banlieues et des minorités en Europe. Il fait remarquer que toutes les grandes civilisations ont eu pour origine une grande religion qui en a formé le socle moral et identitaire et que la chute des idéologies politiques a provoqué par contrecoup, la nature ayant horreur du vide, la résurgence du sentiment religieux, d’où l’explosion de l’intégrisme que l’on observe partout, dans le monde musulman mais aussi le monde chrétien, les évangélistes aux USA, les catholiques en Pologne, les orthodoxes en Russie, et ailleurs sous forme de rejet radical de toute religion.
C’est sur la base des ces fondamentalismes que se structurent les nouveaux rapports politiques dans le monde. La question de l’entrée de la Turquie musulmane dans l’UE qui se veut seulement plus que jamais judéo-chrétienne est à ce titre très emblématique.
Si on admet la thèse d’Huntington, et aujourd’hui beaucoup de faits l’accréditent, on a la réponse à la question que nous nous posions : l’Onu en la forme actuelle ne sert plus à rien. Jusque-là et dans le système idéologique qui lui a donné naissance, elle peut à peine arbitrer entre des Etats, membres de l’Onu, on voit mal comment elle pourrait arbitrer entre des civilisations, des morales, des identités, qui transcendent les frontières des nations et des Etats.
Son conseil de sécurité, même élargi au monde musulman, serait dans l’incapacité de produire un droit international, n’ayant pas de base commune sur lequel le fonder. Sur des questions comme celle de Gaza, il ne pouvait faire plus qu’appeler au cessez-le feu, et on connaît la suite qui lui a été réservé par Israël et le Hamas, car et pour l’un et pour l’autre, il y a plus que des raisons politiques dans leurs démarches, il y a des raisons religieuses, identitaires et culturelles exclusives. Avec l’OLP et le gouvernement israélien, un accord reste cependant possible car on est encore dans le champ politique… mais pour combien de temps encore ?
Gaza, un point chaud dans un ensemble qui peut à son tour s'enflammer
Les manifestations populaires de ces derniers jours, en faveur de Gaza ou d’Israël, sont à regarder avec la plus grande circonspection, toutes ne visent pas l’arrêt des combats. Beaucoup de ces manifestations ont été organisées ou ont été noyautées par ceux qui au contraire appellent à la poursuite et à l’intensification des combats et qui clairement placent leur démarche dans ce que Huntington appelle le choc des civilisations, c’est musulman contre juif et chrétien, c’est juif contre arabe et musulman, c’est le Bien contre le Mal de Bush et de Ahmadinejad, alors même que ces manifestations avaient pour but annoncé de réclamer le cessez-le-feu et l’ouverture de négociation de paix entre l’Etat d’Israël et l’Autorité palestinienne.
Le fait qu’en France, des individus s’attaquent à des synagogues plutôt qu’à des consulats israéliens et que d’autres s’en prennent à des mosquées et des cimetières plutôt qu’à des bâtiments officiels arabes, montre qu’il est des gens qui sont bien dans la confrontation civilisationnelle. On se demande aussi si le soutien des Etats exprimé pour l’un ou pour l’autre s’inscrit dans la logique du droit international et de la solidarité humaine ou dans une prise de position de nature culturelle et identitaire, genre, je suis musulman, donc je soutiens nos frères du Hamas, ou je suis juif ou judéo-chrétien et je soutiens Israël.
La violence a atteint un niveau qui interpelle : quelle stratégie sert-elle, une stratégie politique pour se donner des atouts dans une négociation à venir, ou une stratégie qui vise à détruire l’autre, non pour ce qu’il fait mais pour ce qu’il est. Dans le drame de Gaza, il y a toutes les questions que se posait Huntington, l’inventeur de la thèse du choc des civilisations. Si cela est, alors Gaza est un point chaud dans un ensemble qui peut à son tour s’enflammer. Et les prochains points d’inflammation pourraient bien être le Liban et l’Iran.
Les intertitres sont de la rédaction.
Cette chronique de Boualem Sansal a été diffusée sur les ondes de la radio Medi 1. Elle est plubliée avec l'autorisation de l'auteur