L’illusion du modèle turc (Commentaire)
Par N.TPublié le
Seul pays du monde musulman à assumer ouvertement la laïcité, la Turquie semble connaitre ses derniers temps des tentatives de remise en cause de ce que prévoit l’article 2 de sa Constitution : « la Turquie est un État de droit démocratique, laïc et social ».
Certes, l’instauration de la laïcité turque n’a pas été un long fleuve tranquille. Les tensions et les remises en cause ont toujours caractérisé la processus de sécularisation de l’Etat turc. Mais les récentes attaques en règle contre la laïcité, qui interviennent dans un contexte de faiblesse des forces laïques, risquent de tout remettre en cause.
Les origines de laïcité turque remontent à 1908 et les Jeunes-Turcs qui ont ouvert la voie au laïcisme kémaliste. En 1922, le sultanat est aboli et la République proclamée le 29 octobre 1923. En mars 1924, c’est au tour du califat et de l’enseignement religieux d’être abandonnés. La Constitution conserve toutefois l’article 2 qui stipule que « la religion de l’Etat Turc est l’Islam ».
Il faudra attendre le 10 avril 1928 pour voir cet article amendé. Entre temps, le code civil est adopté et les tribunaux religieux supprimés.
L’édifice législatif laïque est parachevé en 1931 avec la définition du laïcisme et de cinq autres principes du kémalisme : « républicanisme, progressisme, populisme, étatisme et nationalisme ». La laïcité est introduite en 1937 dans la Constitution de manière définitive.
Cet édifice législatif a été complété par un certain nombre de réformes : l’interdiction de la polygamie, la réforme de l'alphabet et la réforme linguistique qui ont une dimension de rupture laïciste d'avec la religion d'origine arabe, mais aussi d'avec l'histoire ottomane ; l'obligation de prier en turc, et non plus en arabe ; l'adoption du calendrier chrétien, avec le dimanche comme jour de repos hebdomadaire…
Après la Seconde Guerre mondiale, à la mise en place en 1946 de la démocratie parlementaire pluraliste, le système kémaliste commence à décliner.
Le parti républicain du peuple - kémaliste - perd le pouvoir en 1950. Le parti démocratie lui succède. Des mesures d’assouplissement sont alors prises : rétablissement de l’appel à la prière et de l'enseignement coranique en arabe, restauration de la tolérance à l'égard de la polygamie et des usages vestimentaires traditionnels…
Mais les dérives arrivent rapidement : le système devient une dictature de la majorité et les droits de l'opposition sont bafoués. Ce qui provoque le coup d’état progressiste du 27 mai 1960, soutenu par les élites turques et par les universités, foyer fondamental d’opposition à ce parti démocrate.
La constitution turque est mise en place en 1961 et elle crée un régime que l’on peut qualifier de démocratique et de libéral. L’instabilité politique donne lieu à des interventions militaires, l’armée se posant comme défenseur de la laïcité et utilisant cette justification pour une reprise en main musclée.
Dans les années 80 et 90, le partie Refah pose la laïcité en adversaire de la religion. La Turquie ressent en effet l’influence de la révolution islamique iranienne de 1979 et d’une grande proximité avec l’Arabie Saoudite wahhabite.
La laïcité kémaliste a été un laïcisme de combat imposé par la force à une religion ne concevant pas la sécularisation, et à une société qui n'y était guère préparée. Elle n’est pas le fruit d’une sécularisation de la société par la base.
Au cours du 20e siècle, la laïcité en Turquie a le plus souvent été imposée ou rétablie par la force et par l'intervention répétée de l'Armée (en 1913, 1923-1924, 1971, 1980), alors que les avancées de la démocratie représentative se sont plutôt traduites par un retour de la tradition religieuse (en 1950, 1983, 1995 et à partir de 2002 notamment).
De ce fait, le refoulement par la force de la religion ne pouvait qu’entraîner son retour sous diverses formes ultérieurement.
De plus, la laïcité turque se caractérise par des limites sociologiques : les classes sociales dites « supérieures » sont pour un espace public laïque et les classes sociales dites « inférieures » sont fortement pour un espace public religieux.
Avec le capitalisme turc et le phénomène entrepreneurial généralisé, l’entrepreneur turc d’aujourd’hui appartient à des tendances islamiques très conservatrices.
Depuis son accession au pouvoir en 2002, l'AKP (parti pour la Justice et le développement) et son chef, Recep Tayyip Erdogan ont engagé un rude combat contre les principes laïques sur lesquels est bâtie la république Turque.
Légitimés par les élections 2002, 2007 et 2011, ils ne cessent de lancer dans des attaques en règles contre la laïcité.
Les entorses aux principes laïques ne se comptent plus : levée de l'interdiction du port du voile sur les campus universitaires, non renouvèlement des autorisations de servir l’alcool à de nombreux restaurants… sans parler des dérives autoritaires : de nombreux journalistes en prison, censures de plus en plus importantes de sites internet, tentative de centraliser le pouvoir autour du gouvernement (accaparation de fait du système judiciaire)…
Toutes ces mesures font craindre une réislamisation lente de la société turque par le pouvoir.
Pour de nombreux observateurs,Recep Tayyip Erdogan n'a pas abandonné son "agenda caché", sorte de projet secret visant à imposer un islam hégémonique de manière subreptice, par le biais de réseaux politiques puissants. Déjà, en 1989, il n’a pas hésité à l'occasion d'un meeting de campagne à citer le poète nationaliste Ziya Gökalp : "Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes et les croyants nos soldats."
Mais le principal cheval de bataille du gouvernement turque semble être la réforme de la loi sur l’éducation. Votée en août 1997, cette loi a instauré un cursus obligatoire de huit ans, dans des établissements laïques. Le but était decontrer les religieux, qui avaient l'habitude de sortir les enfants de l'éducation laïque au bout de quelques années pour les placer dans des lycées religieux où on les formait à la profession d'imam. Depuis 2002, l'AKP a régulièrement cherché à amender cette loi, sans succès toutefois en raison du poids de l'armée. Mais ces derniers temps, la puissance des militaires, visés par de nombreux procès, s'est effondré.
Cette remise en cause de la laïcité sape l’image d’un AKP musulman-démocrate à l’image des chrétiens démocrates européens. Du coup, le modèle turc ouvert et démocratique que les islamistes veulent promouvoir pour mieux voler les révoltes de la rue arabe ne tient plus.
Aujourd’hui, les Turcs ont tout le mal du monde à protéger leur laïcité malgré une longue tradition laïque. Les jeunes démocraties issues des récentes révolutions arabes doivent méditer la question. La leçon à tirer estt que l'Islam politique et la Démocratie ne font pas bon ménage. Le modèle turc en donne seulement l'illusion.
M Mahiout