Algérie. Le système Bouteflika est usé jusqu’à la corde
Par N.TPublié le
Par Rosa Moussaoui (l'Humanité du 5 novembre 2018)
Alors que le clan présidentiel agite le scénario surréaliste d’un cinquième mandat, les Algériens observent avec amertume et effarement la guerre de succession ouverte au sommet de l’État et de l’armée.
Alger ne bruisse plus de rumeurs. Dans les premiers frimas d’automne, la Ville blanche frémit d’inquiétude. À quelques mois de l’élection présidentielle prévue en avril 2019, les fragiles équilibres qui maintenaient laborieusement au pouvoir depuis 2013 un vieillard malade ont volé en éclats : désormais, la guerre de succession est ouverte, elle met aux prises des camps aux contours mouvants, obscur jeu d’ombres impliquant affairistes, militaires et clan familial. Au printemps dernier, un missile est venu percuter ces âpres marchandages.
Depuis la saisie le 29 mai, en rade d’Oran, d’une cargaison de 700 kilos de cocaïne dissimulés dans un stock de viande congelée en provenance du Brésil, les têtes tombent : hauts fonctionnaires, magistrats, policiers, militaires sont mis en cause, accusés de complicité avec l’importateur de cette encombrante marchandise, Kamel Chikhi, dit Kamel le Boucher, un homme d’affaires véreux à la fortune amassée au gré de ses malversations immobilières. Ce scandale retentissant, digne d’un scénario de polar, a d’abord coûté son poste au directeur général de la sûreté nationale (DGSN, police), l’ambitieux général-major Abdelghani Hamel, proche du clan présidentiel, un temps présenté comme le potentiel dauphin d’Abdelaziz Bouteflika.
Ce limogeage inaugurait une valse sans précédent de hauts gradés de l’armée, tout l’été mis à l’écart ou poussés à la retraite anticipée. Jusqu’à l’incarcération en octobre de cinq généraux, dont trois influents commandants de régions militaires, poursuivis pour « enrichissement illicite » et « abus de pouvoir ». Un séisme inédit dans le landerneau politico-militaire algérien. Au même moment, dans une mise en scène tragi-comique, des députés du FLN, l’ex-parti unique qui domine la vie politique depuis l’indépendance, verrouillaient, au sens propre du terme, les portes de l’Assemblée populaire nationale, pour en interdire l’accès à son président, Saïd Bouhadja, poussé sans ménagement vers la sortie. Quelques jours plus tard, le chef du FLN, Djamel Ould Abbès, appelait le président Bouteflika à « poursuivre sa mission », déclaration interprétée par la presse internationale comme l’officialisation d’une candidature du sortant à un cinquième mandat. En fait, une manœuvre de plus, destinée à tenir à l’écart de cette chaotique succession un peuple algérien qui observe avec amertume et effarement ces byzantines manigances.
10 000 émeutes en 2016
Paralysie ? Alors que le pays commémore le trentième anniversaire du soulèvement d’octobre 1988, qui avait ébranlé le système FLN, les Algériens, toujours traumatisés par la décennie noire qui suivit, rejettent en bloc, pour le pays, le scénario des « printemps arabes ». Du haut de ses 20 ans, Amira, étudiante à Ben Aknoun, moque, les yeux rieurs, l’anxiété de ses parents, d’anciens insurgés d’octobre qui lui prêchent aujourd’hui la résignation.
L’histoire, insiste-t-elle, ne se répétera pas… Mais mieux vaut rester prudent : « Quand la Tunisie s’est soulevée contre Ben Ali, j’étais jalouse, je voulais qu’on fasse la même chose. Maintenant, quand je vois ce qui se passe en Libye, au Yémen, en Syrie, je me dis qu’on a bien fait de ne pas imiter ces pays. C’est le piège : la gauche et les démocrates se mobilisent mais à la fin, ce sont les islamistes qui raflent la mise et remportent les élections. » Le pouvoir en joue, bien sûr, qui instrumentalise ces craintes et résume au mot « stabilité » le bilan d’Abdelaziz Bouteflika. Sans parvenir, pourtant, à étouffer l’esprit de contestation.
« Les Algériens refusent de mettre le pays en danger, mais cela ne les empêche pas de livrer une véritable guérilla sociale, résume Fethi Ghares, candidat du Mouvement démocratique et social (MDS) à l’élection présidentielle. On dénombrait, en 2016, plus de 10 000 émeutes. Les Algériens se battent pour des logements, de meilleurs salaires, une vie décente. Cette société n’est pas bloquée, elle est en perpétuel mouvement. »
Quant aux islamistes, s’ils restent omniprésents sur une scène sociale toujours marquée par une ostentatoire religiosité, leur influence politique n’est plus celle des années 1990. En fait, le puissant courant des aspirations à la justice sociale et à la liberté qui irrigue l’histoire algérienne ne s’est jamais tari. Le système Bouteflika, qui a ménagé une place démesurée aux forces de l’argent et encouragé l’émergence d’une classe d’oligarques corrompus, cherche aujourd’hui à endiguer ce courant à tout prix. Objectif : sauvegarder les privilèges de quelques-uns, garder la haute main sur le contrôle d’une rente pétrolière largement dilapidée ces dix dernières années. Faire taire les Algériens, quitte à restreindre les libertés, étrangler la presse, jeter des journalistes et des blogueurs en prison, bâillonner la jeunesse, frapper d’interdiction des conférences littéraires.
Le 1er novembre, pour les célébrations du déclenchement, en 1954, de la guerre de libération, Abdelaziz Bouteflika faisait, très affaibli, sur son fauteuil roulant, une rare apparition publique. Saisissante image d’un pouvoir usé jusqu’à la corde. « On ignore désormais qui décide autour de lui, c’est terrifiant. Nous sommes un peuple fier, le premier à avoir résisté à l’instauration d’une théocratie. Là, nous sommes humiliés, traînés dans la boue, confie un observateur averti. Les Algériens ne sont pas des râleurs. Ils regardent, encaissent. Jusqu’au moment où ils estiment que leur dignité est bafouée. Là, ils deviennent incontrôlables. »
Rosa Moussaoui (l'Humanité du 5 novembre 2018)
Photo: le patron du FLN Djamel Ould Abbès annonce que le candidat de son parti au présidentielles de 2019 sera l'actuel président... (DR)