Scènes d'affontements avec les forces de l'ordre à Bab el Oued (archives AFP)

Souvenirs: octobre 1988 en Algérie, un "fleuve détourné"

La nomenklatura n'avait rien vu venir, ou presque, trop occupée qu'elle était à régner sans partage, à se vautrer sur des matelas de privilèges à l'ombre du parti unique (FLN), à siffler honteusement le produit de la rente pétrolière; gonflée de certitudes sur la pérennité de ses positions, aveuglée par son mépris de la jeunesse et des petites gens laissées-pour-compte, privées de logements, d'emplois, rejetées à la marge d'une société taillée sur mesure pour la clientèle du pouvoir.

Le feu couvait pourtant, qui allait embraser plusieurs grandes villes du pays. Un jour d'octobre 1988, la jeunesse algérienne explosa de colère dans le sillage des mouvements revendicatifs qui montaient en puissance, du printemps berbère contre le déni de l'expression identitaire à la contestation ouvrière dans les grands ensembles industriels.

La hausse subite et généralisée des prix et la pénurie des produits de première nécessité fit déborder le vase, provoqua des torrents d'émeutes au cœur d'Alger la blanche, les jeunes ciblant avec rage tous les symboles d'un pouvoir aux abois qui fut prompt à dégainer, instaura l'état de siège et déploya chars et soldats pour réprimer les manifestants, faisant au moins 300 victimes dans la seule capitale.

Une page, sanglante, venait d'être brusquement tournée qui ouvrait sur les contours d'une Algérie nouvelle, surgie d'un bouillonnement d'aspirations à la démocratie, au multipartisme, à la liberté d'expression et de la presse. Journalistes, avocats, médecins, intellectuels de gauche... un pôle de la "famille qui avance", selon l'expression du romancier Tahar Djaout (1), se constituait dans l'enthousiasme, se renforçait, portait haut et fort les valeurs de progrès. Des comités fleurissaient, qui dénonçaient courageusement la torture, prônaient la "sauvegarde de la République", des chaines de solidarité se constituaient en riposte à la traque organisée de la police politique.

Les révoltes d'octobre 88 ont fait monter un appel puissant de reformes qui fit céder le pouvoir, acculé dans ses derniers retranchements. Le 03 novembre, les Algériens approuvaient massivement la refonte de la Constitution de 1976 (92,27% de oui avec 83,08% de participation) qui ouvrait des brèches dans le monopole exercé par le parti unique.

Hélas! La voie vers la démocratie n'était pas ouverte pour autant. C'était sans compter avec l'émergence des mouvements islamistes sur le terreau de misère, de frustration et d'injustice entretenu par des hordes d'apprentis sorciers, fossoyeurs en puissance déguisés en gouvernants au service du peuple. L'histoire retiendra que le régime totalitaire algérien à l'ombre de l'armée tissa des années durant cette toile de l'obscurantisme qui finit par étouffer le pays avant de le faire basculer dans la barbarie.

L'Algérie continue aujourd'hui à être l'otage de cette combinaison diabolique, entre la menace permanente de l'intégrisme islamiste meurtrier qui maintien la pression, multiplie les attentats, et une nomenklatura obstinément accrochée au pouvoir. Reste le triste souvenir d'octobre 88, ce "fleuve détourné".

(1) assassiné par les islamistes intégristes le 26 mai 1993