Eté 1993, Merzak Allouache tourne presque clandestinement Bab El Oued City... (DR)

Algérie : Trois cinéastes racontent Octobre 88

Peu ou pas assez de choses ont été dites sur octobre 1988. Les Algériens, certains d’entre eux, n’ont d’ailleurs gardé qu’une certaine forme de nostalgie. Pour le combat de la jeunesse, on repasse, vingt-cinq ans après, par la case départ. Mais au cinéma, qu’en était-il ? Qui de ces hommes de culture avait osé braver les interdits infligés par les intégristes ou toute autre entité qui activait fortement pour l’effondrement d’une nation qui se complaisait dans son score de 1962 ?

D’Alger ou d’Algérie, les images qui nous sont parvenues depuis les événements d’octobre 1988 sont très rares. Aussi rares que le nombre de cinéastes qui ont fait abstraction de la peur et de la mort pour livrer au peuple un petit morceau de mémoire de cette tragédie au cinéma. Vingt-cinq ans après, un petit flashback s’impose du côté du 7e art ! Au nom du militantisme et de l’engagement de tous ceux qui ont raconté dans une quasi-clandestinité le drame algérien, au moment où le sabre barbare du terrorisme s’abattait sur les Algériens ou des hommes et des femmes payaient le prix fort de leur intérêt pour la culture. Retour sur trois productions cinématographiques qui ont marqué leur temps et le cinéma algérien.

Automne, octobre à Alger de Malik Lakhdar Hamina

Malik Lakhdar Hamina a 30 ans lorsqu’il décide de tourner Automne, octobre à Alger. C’était en 1992. Une comédie dramatique en couleurs de 93 minutes qui reste à ce jour interdite de projection en Algérie ou du moins dans le cercle officiel de l’Etat. Dans le pitch, le réalisateur raconte le parcours ordinaire d’une famille vivant dans une misère sociale. La mère, Lala Kheira, veille au grain sur toute la tribu. Grâce aux prestations de son groupe de musique, Djihad, l’aîné de la fratrie, parvient à nourrir la famille. Sa femme, Amel, est animatrice à la radio. Son quotidien est un véritable combat pour améliorer la condition de la femme. Hakim, le frère barbu, son quotidien tangue entre la mosquée et la maison. Il ne sait qu’infliger des interdits à tout venant. Son épouse, Saïda, est plutôt du genre soumise. Elle lui obéit au doigt et à l’œil. Tout ce beau monde est entouré d’autres personnages, en particulier Momo, jeune « trabendiste » amoureux de Nawal (la cadette de la tribu), Zombretto, le clochard pour qui le rêve de l’indépendante tourne à la nostalgie et au cauchemar, et Ramsès, le frère du commissaire, qui fait la loi dans le milieu.
Dehors, l’écho de l’intégrisme et de l’intolérance se fait entendre. Le peuple n’en peut plus et c’est tous les symboles d’un Etat corrompu, despotique, arbitraire… qui volent en éclats.
Le 5 octobre 1988 éclate ! Les jeunes sortent dans la rue. Malik Lakhdar Hamina est présent. Sa caméra tourne les images d’une guerre qui ne dit pas encore son nom. La révolte populaire qui s’annonce est loin de tout ce que l’on pouvait imaginer à cette époque. Automne, octobre à Alger de Malik Lakhdar Hamina obtient, entre autres, le prix du Grand public au Festival méditerranéen de Montpellier (1992), le prix de la Communication interculturelle au Festival de Montréal (1993) et le prix de la Première œuvre au Festival de Carthage (1992).


Le Démon au féminin de Hafsa Zinaî Koudil

Une femme au cinéma ! Fallait le faire à l’époque où les militants du FIS épousaient toutes les prostitués d’Alger pour les sortir de la rue. La femme devait rejoindre impérativement un quatre murs bien à l’abri du regard masculin et du reste du monde. Seulement voilà, toutes les époques ont leur revers et celle du FIS est bien celle d’avoir goûté à la force inébranlable d’une réalisatrice algérienne. Hafsa Zinaî Koudil voulait dénoncer elle aussi l’intolérance de l’intégrisme musulman. Et de cet engagement pour la femme est né son premier long métrage, Le Démon au féminin. Une production qui a été tournée entre 1992 et 1993 et qui retrace le destin d’une jeune enseignante, Salima, prise dans la tourmente des nouveaux idéaux de mari militant activiste du FIS. De cette nouvelle façon de penser, Salima n’en a cure, elle décide d’affronter la folie de son époux. Du coup, c’est toute la famille, y compris celle du parti politique, qui s’y met pour l’exorciser. La jeune femme serait possédée par le démon ! Le film montre l’obscurantisme dans toute la splendeur de sa forme « traditionnelle ». Le spectateur se transforme alors en témoin du cinéma de Koudil. Un cinéma actif, militant jusqu’au bout de ses principes, d’abord en tant que cinéaste et ensuite en tant que femme. De son film,
Hafsa Zinaî Koudil dira : « J’ai fait Le Démon au féminin pour attirer l’attention de la situation sur la femme en Algérie, voulue par les intégristes comme par certains qui se disent démocrates et progressistes. Je voulais dénoncer le fait que les femmes servent de boucs émissaires, parce qu’elles sont un pilier fondamental de la résistance, ce que les intégristes ont fort bien compris. » En janvier 1995, Le Démon au féminin obtient le Grand prix du public au Festival d’Amiens.

Bab El Oued City de Merzak Allouache

Eté 1993, Merzak Allouache tourne presque clandestinement Bab El Oued City. Pendant ce temps-là, les assassinats d’intellectuels et d’hommes de culture font rage, en particulier dans la capitale. C’est là que le cinéaste algérien a décidé de planter son décor avec les moyens de bord. Bab El Oued City raconte sans équivoque l’intolérance portée par un islamisme extrémiste. Des Algériens confrontés à des Algériens. Une vraie malédiction ! De ce film, beaucoup retiendront la séquence du démontage du haut parleur de la mosquée. Une séquence qui a donné le ton à l’œuvre d’Allouache et qui représentera une symbolique très forte pour le cinéaste égyptien Youssef Chahine. Il confiera à Merzak Allouache : « Dans ton film, toute cette histoire de haut-parleur, c’est très fort. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que tu avais trouvé un symbole incroyable. Car c’est vrai : ils nous imposent leur parole grâce au haut-parleur. L’appel du muezzin, autrefois, c’était quelque chose de beau. On savait si on était plus ou moins loin de la mosquée. Aujourd’hui, avec ces haut-parleurs, nous sommes tous à la même distance, tous réduits à ne plus répliquer. » En mai 1994, le film de Merzak Allouache, Bab El Oued City, reçoit le prix de la Critique internationale au Festival de Cannes.
Trois films, trois chapitres d’une histoire commune construite au lendemain des événements d’octobre 1988. Une date ô combien précieuse à l’évolution des mentalités et de la jeunesse algérienne ! Qu’avons-nous fait depuis ? Que s’est-il passé pour que l’histoire officielle reprenne le dessus et décide d’effacer des mémoires le sang versé par tous ces militants, femmes et hommes, engagés jusqu’au bout de leur vie pour que la liberté d’expression jaillisse et que la démocratie soit un jour en Algérie ?