Le Rendez-vous des Quais, le film censuré de Paul Carpita, 1954

"Le Rendez-vous des Quais", le film de Paul Carpita, projeté au MuCEM, après une incroyable censure de trente-cinq ans

Dans le programme intitulé “Du front populaire aux luttes anticolonialistes“, le MuCem a diffusé dimanche dernier le film de Paul Carpita : Le Rendez-vous des Quais (France, 1954). C'est Jean-Pierre Daniel, ancien directeur de l‘Alhambra Ciné-Marseille, et surtout ami du réalisateur, qui a présenté aux spectateurs cette oeuvre cinématographique frappée de censure durant 35 ans.

Séance privilégiée donc, autant que le fut la surprise faite aux spectateurs, de la présence parmi eux de l’actrice Jeanne Moretti, qui a ainsi pu leur livrer quelques-uns de ses souvenirs de l’époque où, à quinze ans à peine, elle incarnait dans Le Rendez-vous des Quais le personnage féminin de Marcelle. 

Le Panier, un quartier du peuple marseillais des années 1950
Visiblement ému, Jean-Pierre Daniel raconte l‘histoire de son ami Paul,  fils d‘une poissonnière et d‘un docker vivant au Panier. En ces années 1950, le Panier est un des quartiers les plus populaires de Marseille, celui de l’enfance de Paul Carpita, passée dans un milieu familial et populaire, terreau de son engagement communiste et de son amour pour le cinéma. Les retrouvailles entre copains autour de la “lanterne magique”, les séances de cinéma avec un “ciné baby”, le militantisme de son frère aîné, de son père et surtout de son oncle, tous militants communistes, ont forgé la conscience politique du jeune Paul et sa passion définitive pour l’expression cinématographique de cet engagement. 

Instituteur tout comme son frère, Paul Carpita, la caméra au poing, s’attachera à restituer les dures conditions de vie et de travail des ouvriers ainsi que leur détermination à mener les combats les plus rudes pour arracher des droits, dénonçant tout à la fois l’exploitation capitaliste et l’absurdité d’un pouvoir colonial, qui débourse pour sa guerre coloniale au Viêt-Nam les milliards de francs qui auraient pu servir à améliorer la vie des plus pauvres. Autant de sujets qui vont alimenter ses “contre-actualités” , selon la formule significative qu’il emploie pour qualifier ses propres reportages sur la vie ouvrière et les conflits sociaux, qu'il tient à relater dans leur globalité.
 
Le tournage du film Le Rendez-vous des quais a pris deux années (1952-1954). Entremêlant événements historiques, sociaux, politiques  au sein d'une fiction romantique, le film raconte la grève des dockers de 1947, contre la précarité de leurs conditions de travail, l’exploitation capitaliste cynique de cette époque, et le commerce absurde fait au profit d’une guerre coloniale, du colonialisme français au Viêt-Nam en l’occurrence. 
 
 
La solidarité, une condition indispensable à la lutte ouvrière
Comment peut-on améliorer sa situation matérielle quand on se trouve au plus bas de l’échelle sociale? Avec la solidarité de tous, est-il rappelé à la fin du film dont l‘intrigue entrecroise un moment de l'Histoire coloniale française au lendemain de la Dexième Guerre mondiale avec les conflits sociaux de milieux ouvriers, à travers le vie sentimentale d‘un couple ouvrier, Marcelle, ouvrière de biscuiterie  et son fiancé Robert, docker.
 
Leur condition de travailleurs simples, leur engagement au port et à l‘usine, la grève des dockers font de ce couple pas encore marié une cible de choix pour l‘administration des logements de Marseille qui les fait courir pour l'obtention d'un appartement, qu'il n'auront jamais... Robert, de moins en moins engagé au port, et Marcelle - qui échappe de peu au licenciement arbitraire grâce à une grève solidaire de ses collègues - se voient contraints de prolonger leur fiançailles. Finalement Robert, malgré quelques doutes sur l'efficacité de l'action revendicative menée par ses collègues,  finira par se rallier à Marcelle et à tous les camarades dockers et ouvriers pour y participer. La grève générale des dockers français, malgré une répression très dure, se prolonge à Marseille dans les années 1950, les dockers refusant de débarquer les cercueils des soldats morts à la guerre d‘Indochine et d’embarquer des armes. 
 
Le film est interdit pendant 35 ans en France. D‘où vient la peur de l‘État français?
Le Rendez-vous des Quais sera confisqué par la police en 1955 après une seule projection, et sera frappé d'interdit pendant 35 ans en France. D‘où vient donc cette grande peur de l‘État français face à une oeuvre cinématographique?  Dont la première diffusion - faut-il le rappeler? - coincide avec le déclenchement de la guerre en Algérie en 1954. Avant même d’avoir digéré l‘échec de sa guerre coloniale en Indochine (les États-Unis prendront la suite), la France se retrouve face à la l'inéluctable perte de “sa” terre algérienne, colonisée durant 132 ans. 
 
"Liberté, Égalité, Fraternité“
Cette grève des dockers aura au moins révélé une chose: la France coloniale ne sera pas parvenue à tromper ses citoyens. Il s’avère même que les Français n‘acceptent plus l‘insensé des guerres et leurs macabres conséquences: des compatriotes qui en reviennent morts, enfermés dans des cercueils. Aussi le combat des colonisés pour leur liberté en Afrique prend une nouvelle envergure: leurs révoltes sont désormais autre chose que des émeutes de "primitifs": elles ébranlent les idéaux de  façade du pays des droits de l‘Homme, renvoyant à la France sa propre devise républicaine : “Liberté, Égalité, Fraternité“.: en France, mais aussi dans les colonies, les hommes sont libres, égaux et frères. Le Rendez-vous des Quais témoigne d’une telle fraternité entre les hommes de bon sens, des deux côtés des mondes...