Turquie: la dérive autoritaire et les rêves de grandeur du président Erdogan
Par N.TPublié le
Où va la Turquie, vers où Recep Tayyip Erdogan, dont le parti islamo-conservateur, l’AKP (1), n’a cessé de cumuler les bonds électoraux le hissant jusqu’au sommet de l’État en 2014 après une dizaine d’années à la tête de l’exécutif, veut-il mener ce pays qui fut un temps salué par les Occidentaux comme le parfait modèle de l’islamisme modéré mâtiné de libéralisme économique ? Une chose au moins est sûre : le moment est semble-t-il venu du désenchantement et des questionnements sur l’avenir de la Turquie, qui n’en reste pas moins membre de l’OTAN et acteur géopolitique incontournable, proche d’un Moyen-Orient dévasté par un cycle ininterrompu de guerre depuis deux décennies.
Que n’a-t-on pas écrit sur le déchaînement du président, prompt à considérer le moindre souffle de contestation du régime comme une attaque contre sa personne – 1 845 plaintes sont en cours d’instruction pour «insulte au chef de l’État» – ; sur les purges dans la police à la suite du scandale de corruption révélé entre le 17 et le 25 décembre 2013 éclaboussant nombre de ses ministres, l’AKP, ainsi que son fils ; sur la violente répression, au mois de mai 2013, des manifestations antigouvernementales parties du parc Gezi et de la place Taksim à Istanbul ; sur la vaste chasse aux sorcières qui englobe universitaires, intellectuels, militants de gauche, militants kurdes, membres de la confrérie Gülen (1), tous étiquetés «terroristes», soit près de 11 000 personnes, selon des chiffres officiels, qui attendent d’être jugées.
La presse, bête noire du régime
La presse est sans surprise la bête noire du pouvoir. La prise de contrôle, le 6 mars 2016, sur décision de justice, du journal «Zaman», le plus fort tirage du pays jusque-là très critique à l’égard du régime, est un épisode marquant des atteintes répétées à la liberté des médias. Les journalistes Can Dündar et Erdem Gül, de la publication «Cumhuriyet», étaient jugés le 25 mars dernier, accusés d’espionnage, de tentatives de coup d’État et de soutien au terrorisme. Ils encourent la perpétuité pour avoir révélé la livraison d’armes par les services secrets turcs aux groupes armés islamistes syriens. «En fustigeant et en tentant de faire taire ceux qui le critiquent, le gouvernement du président Erdogan bafoue les droits humains», dénonce Andrew, spécialiste de la Turquie à Amnesty International.
Erdogan ouvre plusieurs fronts d’une guerre interne contre la démocratie. Mais pas seulement. L’homme qui vit dans un palais d’un millier de pièces (estimé à 615 millions de dollars) et qui détient un record de longévité politique dans son pays nourrit un grand dessein. «Il voudrait être le nouveau centre du monde musulman, être le deuxième fondateur de la Turquie, ou peut-être le fondateur d’une Turquie conservatrice qui se réconcilie avec son passé ottoman. Il rêve d’une grandeur. C’est une thématique qui travaille dans son inconscient, qui est malheureusement même l’inconscient collectif d’une partie de la population», précise Ahmet Insel.
Le pays à découvert, recrudescence des attentats
Reste qu’en attendant ce «retour» rêvé vers des temps glorieux, la société turque est plutôt promise à une descente aux enfers. À commencer par les attentats attribués à l’«État islamique» qui ciblent particulièrement le secteur sensible du tourisme. Le dernier en date, dans une artère commerçante d’Istanbul, a fait quatre victimes étrangères. Au mois de janvier, un attentat-suicide sur un site historique faisait une douzaine de morts parmi les touristes. En février et en mars, deux attentats à la voiture piégée ont décimé une soixantaine de victimes au centre d’Ankara. Obnubilé par la chute de Bachar Al Assad – à cet effet, il soutient les milices de «rebelles» islamistes –, occupé à faire la guerre aux Kurdes et à traquer ses opposants, le gouvernement turc laisse le pays à découvert, plus que jamais exposé au terrorisme de Daech, qui tente de l’entraîner dans le cycle barbare qui ravage la Syrie et l’Irak. La Turquie paie le prix d’une stratégie incohérente, alignée sur l’axe sunnite en alliance avec l’Arabie saoudite, contre l’Iran, en froid avec l’Égypte, l’Irak et la Russie… Une diplomatie chaotique et pour le moins trouble. À l’image de l’arrangement immoral conclu avec l’UE le 18 mars dernier sur le triste sort des réfugiés. «Ne nous renvoyez pas en Turquie !» ont supplié les familles bloquées en Grèce qu’Ankara serait désormais disposée à accueillir en échange de 6 milliards d’euros, d’une exemption de visa vers l’Europe pour ses ressortissants et de la relance, illusoire, du processus de son adhésion à l’UE.
"Un guerre civile cachée..."
Une consolation pour Erdogan, qui espère sans doute ainsi renforcer sa popularité, conduire ses partisans à resserrer les rangs derrière l’AKP et surtout soigner le culte de la personnalité auquel il prétend. Le nouveau «sultan» n’en risque pas moins, et de plus en plus, de déstabiliser son pays, tant il s’appuie pour gouverner sur des fractures et des confrontations, entre une partie de la population acquise au courant islamo-conservateur et les laïcs, entre les sunnites et la minorité alaouite, entre les Turcs et les Kurdes, etc. «La Turquie vit une guerre civile cachée… La consommation d’alcool, les tenues vestimentaires, la mixité, la place de l’enseignement de la religion dans l’école publique : les sujets ne manquent pas qui entretiennent une polémique permanente», confirme l’universitaire Ahmet Insel. Seule note d’espoir face à la «dérive autoritaire» d’Erdogan : «la montée en puissance de la génération Gezi (du nom du parc, lieu de contestation en 2013 – NDLR) sous l’impulsion du mouvement de la jeunesse kurde, notamment des femmes, qui aspire à la démocratie, à la liberté, à la diversité, qui remet en cause le pouvoir des aînés», expliquait l’intellectuel, à quelques mois de la victoire de l’AKP, qui a remporté la majorité aux élections législatives du 1er novembre 2015. Le second sacre de Recep Tayyip Erdogan, alors président, aux ambitions farouchement sultanesques.
(1) Du nom du prédicateur turc Fethullah Gülen qui est à la tête d'un puissant groupe d'influence et vit exilé aux États-Unis depuis 1999. L’organisation religieuse qui est née dans les années 70 fut le premier soutien financier de l’AKP, parti islamiste d’Edogan.