à la révolte de la jeunesse qui réclamait leur droit à la dignité, le pouvoir a répondu par les armes... (DR)

Le Mouvement citoyen en Algérie : quels enseignements ? (Contribution)

En 2001, la Kabylie a connu un printemps sanglant : à la révolte de la jeunesse qui réclamait leur droit à la dignité, le pouvoir a répondu par les armes. Le bilan a été très lourd : plus de 120 morts, des centaines de blessés dont une bonne partie handicapés à vie.

Cette répression sauvage montre une fois de plus jusqu’où peut aller un pouvoir prêt à tout pour se maintenir. Il s’en est suivi une formidable mobilisation citoyenne : ce qui était au début une « affaire » de jeunes est devenu la « cause » de tous. Cette mobilisation se transformera rapidement en l’un des plus puissants mouvements que l’Algérie aura à connaitre. 

De part sa nature fondamentalement moderne et démocratique et du fait qu’il a émergé à un moment où très peu de gens croyaient encore au rêve démocratique, le mouvement citoyen aura été un mouvement atypique qui a marqué profondément les esprits. Sans doute est-il encore tôt pour tenter de dresser son bilan mais il est d’ores et déjà possible de tirer quelques enseignements.

Aux origines…

Si le mouvement de révolte de la jeunesse a pris une telle ampleur en Kabylie, on ne peut le circonscrire dans la région. Il participe d’une lame de fond qui  a travaillé  la société pour la reconquête de l’espace public.

En ce début du siècle, toute l’Algérie était en situation de révolte : sur les 48 wilayas que compte le pays, 40 ont été le théâtre d’émeutes d’ampleur et de degré de violence variables. En fait, le recours à l’émeute comme mode d’expression politique est tout à fait courant partout où les pouvoirs verrouillent tous les canaux d’expression et pervertissent les espaces de médiation.

Ainsi, le mouvement d’émeutes n’a jamais cessé depuis le desserrement de la contrainte terroriste et la fin de l’ère de l’ajustement structurel, intervenus à la fin des années 90. Or, à cette époque, le pouvoir lui-même ne cessait de claironner que le pays était sorti des griffes du FMI et que le terrorisme était vaincu.

Les Algériens ont compris alors qu’il était temps de lutter pour reconquérir leurs droits politiques et socio-économiques perdus lors de la décennie ‘rouge’. L’ère des luttes sociales et politiques allait commencer.

Mais le système ne l’entendait pas de cette oreille. Son rêve était de pouvoir continuer de bénéficier de la bienveillante compréhension de la société même après que les raisons de cette compréhension eurent disparues.

Ce malentendu historique a été l’origine du mouvement d’émeutes qui s’est généralisé à tout le pays en ce début des années 2000.

Pour des raisons historiques, ce mouvement a connu un destin particulier en Kabylie aussi bien par sa durée, la répression sauvage dont il a fait l’objet et le mouvement politique auquel il a donné naissance.

Pendant des semaines, un affrontement sanglant a opposé une jeunesse révoltée prête à en découdre à des services de sécurité qui avaient visiblement reçu carte blanche pour mater dans le sang la révolte et en faire un exemple. Ce tête-à-tête a fini par donner naissance à un mouvement politique qui n’avait ni revendications claires, ni porte-paroles.      

La brutalité de la répression et le lourd tribut payé par la jeunesse révoltée à un pouvoir sanguinaire prêt à tout pour se maintenir ont provoqué l’effondrement des partis politiques à enrage local qui se sont finalement avérés des instruments entre les mains du pouvoir pour contrôler et neutraliser politiquement la région.

Tout d’un coup, on s’est retrouvé devant un vide politique sidéral. Il y avait urgence à donner un sens au combat de la jeunesse qui a consenti le sacrifice suprême. Mais il était hors de question de réhabiliter les cadres classiques qui ont failli.

Une organisation politique allait émerger et répondre à cette urgence : le mouvement citoyen allait occuper le terrain vacant et se proposer de prolonger par d’autres canaux le combat de la jeunesse.  

Beaucoup a été dit sur l’émergence de ce mouvement en tant que direction du mouvement. Notamment par ceux qui ont longtemps imposé leur tutelle politique à la région et dont la faillite, conséquence de la guerre intestine qu’ils se sont longtemps livrés, a poussé une jeunesse révoltée à offrir leur poitrine nue aux balles du pouvoir.

C’est cette faillite politique et morale et le vide qui en a suivi qui ont fait le lit mouvement citoyen. En plus de la lame de fond de la retraditionalisation de la vie public à l’œuvre depuis un bon moment déjà.

Du reste, ceux qui étaient hostiles à ce cadre ne se sont pas gênés à l’investir massivement une fois consommé l’échec patent de leurs tentatives de récupérer la révolte.

La gestion politique du mouvement de révolte

La gestion politique du mouvement de révolte a été très largement déterminée par la composante humaine mouvement citoyen. Elle se décline en gros en trois groupes homogènes.

Il y a d’abord les militants structurés des partis qui ont rejoint les âarchs par désespoir de cause d’en venir à bout. Ensuite, il y a les déçus de ces partis qui voyaient en ce cadre une occasion de prendre leur revanche.

Il y a enfin tous ceux qui n’ont jamais milité dans ces cadres, soit par méfiance, soit parce qu’ils sont arrivés à l’âge de militer au moment de la décrépitude de ces cadres classiques.     

La cohabitation de ces groupes s’est faite au prix de la gestion du mouvement par la violence de la rue. Une sorte de course à la surenchère a happé le mouvement dans une spirale de violence-répression qui ne lui a pas laissé le temps d’accumuler et de prendre l’épaisseur politique nécessaire pour s’inscrire dans la durée. A commencer par sa fermeture aux compétences qui se sont pourtant mobilisées. Par exemple, pour avoir droit à la parole, il fallait être mandaté par…son village. Or, il faut savoir que les villages ont élu leurs représentants au moment des émeutes. Ce qui n’a pas particulièrement favorisé les compétences.

Pourtant, les médecins, les avocats, les journalistes, les femmes… se sont mobilisés. Mais mouvement citoyen leur a délibérément tourné le dos. Préférant se consacrer aux jeux internes de concessions et de consensus préfabriqués. Dont la plate forme d’El Kseur en est un parfait exemple.

A mi chemin entre un canevas de revendications syndicales et  une plate forme politique, elle symbolise la neutralisation mutuelle des différents groupes qui constituent les âarchs. Elle s’est d’ailleurs avéré un habit trop étroit pour un mouvement d’une telle ampleur. D’où la tentative de rectifier le tir par son explicitation quelques temps plu tard à Larbâa Nath Iraten.

Un autre exemple du  consensus boiteux : l’attitude ambigüe vis-à-vis de l’islamisme.  

Or, cette impasse sur une question aussi fondamentale a fait écran avec le formidable mouvement de résistance au terrorisme privant ainsi le mouvement d’une vraie chance de sortir du ghetto kabyle dans lequel le pouvoir et ses relais l’ont enfermé. Mais paradoxalement, cette impasse n’a pas empêché que se ferme au mouvement la possibilité de bénéficier des relais médiatiques internationaux qui étaient majoritairement entre les mains des milieux qui ont décrété que l’Algérie sera islamiste ou ne sera pas. C’est que la nature foncièrement anti intégriste du mouvement n’a pas échappé à ces milieux !

Une appréciation fatale de l’étape historique

Mais toutes ces erreurs commises sont sans commune mesure avec l’erreur fatale d’appréciation de l’étape historique dans laquelle se trouvait le mouvement. S’agissait-il d’une phase d’accumulation ou d’un moment de rupture?

Sans prendre le temps de bien analyser la situation, ses animateurs ont décrété que le mouvement représentait une phase de rupture avec l’ordre établi. D’où une série de prise de positions malencontreuses comme le mot d’ordre de départ de la gendarmerie, le non paiement des quittances de Sonelgaz, le refus de tout contact avec le pouvoir, le caractère scellé et non négociable de la plate forme d’El Kseur…

Or, une analyse sommaire des origines du mouvement de révolte juvénile et les raisons de l’émergence des âarchs conduit à la conclusion que le mouvement n’était rien d’autre qu’une phase d’accumulation du mouvement démocratique algérien. Pour diverses raisons :

D’abord, on ne peut pas prétendre mener un mouvement de rupture quand on n’est qu’une simple greffe sur ce mouvement. La rupture ne peut pas être le fruit d’une révolte contre la faillite politique de notabilités locales. 

Ensuite, on ne peut pas provoquer la rupture simplement en mobilisant une région du pays, à fortiori lorsque cette région s’appelle la Kabylie : rien de plus facile pour le pouvoir que de jouer alors la carte du séparatisme et de la main étrangère.     

Enfin, il est difficile de convaincre une société qui vivait sous la chape de plomb du terrorisme de provoquer une rupture des équilibres qui lui ont permis de survivre jusque-là.

Mais toutes ces évidences ont échappé aux animateurs du mouvement citoyen qui pensaient qu’ils étaient à la tête d’un mouvement qui allait emporter le régime. Il est vrai que les imposantes marches qu’ils arrivaient à organiser-surtout celle du 14 juin 2001- avaient de quoi faire tourner la tête.

On peut regretter avec Mammeri que la science n’ait pas inventé une discipline des  histoires qui auraient pu se produire. Mais si les animateurs du mouvement citoyen ne s’étaient pas fourvoyés dans leur appréciation du moment historique, ils auraient pu engranger beaucoup de gains qui auraient été d’un apport précieux au mouvement démocratique algérien. Ils auraient dû par exemple engager des négociations au moment où le mouvement était au sommet de sa puissance. Et profiter de cette puissance pour arracher le maximum d’acquis. 

Et puis vint le dialogue

La neutralisation mutuelle des divers groupes qui les constituaient ont conduit à la paralysie des âarchs. Cette dernière était partie pour durer jusqu’à ce que les partis estiment que leur convalescence est terminée et décident de retirer leurs militants. 

Une nouvelle recomposition s’est alors opérée au sein des animateurs du mouvement autour de la nécessité de se fixer un autre cap : celui de la négociation. Difficile de dire si ce nouveau cap est le fruit de la révision de leur appréciation de l’étape ou un palliatif à la retombée de la mobilisation. En tout cas, cette décision de dialoguer a été ressentie comme une tentative de sauver les meubles. Ce qui a accentué la démobilisation.

C’est donc affaiblis que les âarchs entament leur dialogue avec un pouvoir qui prépare une élection présidentielle avec un président sortant- candidat à sa propre succession- qui n’a aucun bilan à défendre si ce n’est le repêchage de l’islamisme. Le dialogue lui offrait l’opportunité d’étoffer ce bilan en se faisant passer pour celui qui aura réussi à régler la crise en Kabylie. Pouvait-on s’attendre à des résultats concrets dans pareilles conditions? 

Pour donner le change, le pouvoir a satisfait toutes les revendications «techniques» (effacement des impôts, cessation des poursuites judiciaires, réintégration des licenciés, prise ne charge des blessés, indemnisation des victimes…) mais aucune des revendications politiques structurantes comme par exemple la reconnaissance du caractère officielle de Tamazight ou le jugement des assassins et de leurs commanditaires. Il ne voulait pas créer de précédent.

En conclusion       

A leur corps défendant, les animateurs qui ont négocié assument la lourde responsabilité de l’échec d’un processus qui ne pouvait, tel qu’engagé, de toutes façons pas réussir. Bien que leur bonne foi n’est pas à mettre en doute, leur responsabilité, réelle celle-là, dans l’impasse faite sur le bilan du mouvement est totale.

Dresser un bilan exhaustif et objectif de leur parcours pour situer les responsabilités des uns et des autres est la seule sortie honorable et peut être même le seul héritage à laisser aux générations futures.

Car fatalement il y aura d’autres mouvements. Laissons-leur des repères pour ne pas les contraindre à recommencer à zéro comme nous l’avons fait.       

M.Mahiout