Emmanuel Todd : « les socialistes ont fait dérailler la République »
Par N.TPublié le
La sortie de « Qui est Charlie » a provoqué une violente polémique dans les médias. Le premier ministre français, Manuel Valls, s’est fendu d’une tribune dans Le Monde pour condamner le livre et son auteur, le chercheur Emmanuel Todd. Dans ce grand tohu-bohu autour cette « sociologie d’une crise religieuse », les questions de fond soulevées par le livre sont passées à la trappe. Que l’on soit ou non d’accord avec les constations relevées par Emmanuel Todd, que l’on apprécie ou pas ses prises de positions sur les manifestations du 11 janvier, « Qui est Charlie » mérite que l’on regarde de près le portrait de la France dressée par le chercheur. Nous l’avons donc interrogé sur ces méthodes de recherche, sur l’ampleur de la polémique qui a accompagné la sortie du livre et sur l’esprit du 11 janvier qu’il qualifie de « flash totalitaire ». Entretien sur une France « néo-républicaine » à la mécanique sociale inquiétante.
_.Vous attendiez-vous à déclencher une telle polémique avec « Qui est Charlie ? » ?
Emmanuel Todd. Le sujet est central, mais je ne me projetais pas au centre d’un débat national. Je veux aujourd’hui rester sociologue sur l’événement et m’interroger sur la signification de cette violence que je sens autour de moi. On m’oppose que tous ces gens étaient dans la rue pour défendre la liberté, l’égalité, la fraternité. Mais, dans mon livre, j’écris clairement que le 11 janvier, toutes sortes de manifestants étaient là un peu par hasard, sans savoir vraiment pourquoi, émus par l’horreur de la tuerie du 7 janvier. La méthodologie statistique que j’utilise laisse tout à fait sa part à la liberté humaine. Les gens qui ont défilé dans les rues de Paris sur la base d’une émotion simple et saine peuvent se dire au pire que l’auteur de ce livre se trompe. Mais la fureur que j’entends autour de moi provient sans doute plutôt des autres, c’est-à-dire des gens qui ont été identifiés comme étant là pour de moins bonnes raisons...
Mon livre a un rôle de dévoilement d’une réalité qui était cachée aux acteurs. C’est ce que je rappelle dans mon introduction en citant Marx, la fausse conscience, Durkheim, Max Weber... C’est un livre wébérien dans le sens où l’on doit révéler aux acteurs les motivations profondes de leurs actes, et je le fais avec des méthodes scientifiques banales. Avec le concept de « catholicisme zombie », je m’appuie sur une notion élaborée dans un autre livre, « le Mystère français » (1), écrit avec Hervé Le Bras. Nous avions constaté empiriquement, dans l’analyse des performances éducatives et des taux de chômage, la permanence de deux France (une laïque, républicaine, traditionnelle et une France catholique récemment passée à un autre type de laïcité). La culture actuellement dominante au Parti socialiste, avec sa bonne conscience, sort de la France catholique périphérique, jusqu’à très récemment de droite, autoritaire et inégalitaire. Elle a produit ce néo-républicanisme qui promeut une politique économique (dont l’euro) menant à des mécanismes d’exclusion, et qui conduisent eux-mêmes au développement de la xénophobie, arabophobie, puis islamophobie, puis antisémitisme. Les fondements culturels du néo-républicanisme socialiste sont ici dévoilés : c’est vraisemblablement ce qui produit un effet de fureur chez certains des individus concernés.
_.On vous reproche de ne pas être Charlie… comment avez-vous réagi lors des attentats ?
E. T. Je regrette qu’on essaie de me faire passer pour un type qui n’était pas conscient de l’horreur du 7 janvier. J’ai fait partie de l’immense majorité de Français pressés que les frères Kouachi soient trouvés et abattus. Je ne dis pas que justice a été faite. Mais j’ai été soulagé quand ça a été réglé.
L’esprit du 11 janvier était sans doute double. Il y avait des gens sincères mais j’ai dû évoquer un flash totalitaire avec ces enfants de 8 ans convoqués dans des commissariats. Des foules immenses qui acclament la police, ce n’est pas le monde habituel des manifestations ouvrières auxquelles je participais dans ma jeunesse. Dans le studio de France Inter, le 4 mai dernier, chez Patrick Cohen, où on ne me laissait pas parler avant que je ne menace de quitter le studio, j’ai retrouvé cette face noire du 11 janvier.
Je suis pour le droit au blasphème, mais je suis aussi un militant du contre-blasphème. On a le droit de blasphémer sur toutes les religions. On devrait réfléchir à la responsabilité de Bernard Cazeneuve (le ministre de l’Intérieur – NDLR) qui n’a pas été capable de protéger les gens de « Charlie Hebdo » Mais d’autres Français, d’origine musulmane ou non, ont tout à fait le droit de dire que ce n’est pas très classe de se mettre à 20 contre 1 pour cibler le personnage central d’une religion minoritaire et d’un groupe qui, quoi que très divers, est statistiquement sur les franges plutôt défavorisées de la société.
_.Comment en arrivez-vous aux constats, à cette cartographie des manifestants du 11 janvier ?
E. T. Je suis rentré dans un processus de recherche lorsque j’ai senti que Lyon et Marseille avaient manifesté avec des intensités très différentes, deux fois plus à Lyon qu’à Marseille. Ce sont les deux grandes métropoles régionales qui incarnent des types polaires en France : Lyon est la grande ville du catholicisme zombie, Marseille celle de la culture laïque, déchristianisée depuis le milieu du XVIIIe siècle. J’ai construit toute la carte, en travaillant avec un informaticien cartographe extrêmement compétent. Nous avons rapporté les nombres de manifestants publiés par « Libération » à la population des villes, nous avons fait des cartes de la proportion de cadres et de professions intellectuelles supérieures dans chacune des villes, de la proportion d’ouvriers, de l’imprégnation religieuse traditionnelle. Ensuite nous avons comparé les cartes, mais pas à l’œil ! Nous avons utilisé les techniques de recherche standards en statistiques. Nous avons calculé des corrélations, fait une analyse de régression multiple pour vérifier l’indépendance réciproque des facteurs économiques et de la variable religieuse. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’en combinant les trois variables « ouvriers », « cadres » et « religion », nous pouvions expliquer, en première approche, 40 % de la variance des taux de manifestation dans toute la France. Si l’on intègre en plus dans le calcul le fait que les données étaient passablement aléatoires au départ (il s’agit des chiffres publiés dès le 12 janvier), on se situe sans doute au-dessus de la moitié de la variance expliquée (2). Ça ne dit pas tout des gens qui étaient là. La statistique ne dit pas que les hommes ne sont pas libres. Elle dit que les hommes ne sont pas complètement libres des cultures auxquelles ils appartiennent.
J’utilise ensuite la manifestation comme un révélateur du système social français, d’un bloc hégémonique MAZ (classes Moyennes, gens Âgés, catholiques Zombies), j’en viens à l’analyse du système politique et j’aboutis à cette bizarrerie qu’une force politique comme le Parti socialiste est plus puissante dans les vieilles régions françaises de tradition inégalitaire que dans les autres. Pour ce faire, j’utilise des graphiques qui sont de types standards en biologie ou climatologie. L’une des bizarreries de la droite, qu’il s’agisse du FN ou de l’UMP, c’est qu’elle fonctionne plutôt mieux dans les régions de tradition égalitaire qui ont fait la Révolution française. J’en conclus que le système français est complètement détraqué. C’est de la recherche.
_.Certains de vos collègues remettent pourtant en doute vos méthodes d’analyse…
E. T. J’ai été extrêmement surpris. François Héran a été directeur de l’INED pendant dix ans. Il a le droit de ne pas être d’accord avec moi. Les controverses entre savants doivent exister. Mais dans son article de « Libération », il ne parle pas de l’analyse statistique centrale que je viens d’évoquer brièvement. Pour m’attaquer raisonnablement, la première chose à faire aurait été de contester la régression multiple, les analyses de variance et de corrélation, la cartographie du livre. Je ne me souviens pas l’avoir lu dans son article. C’est une critique qui se dit savante, mais qui est en réalité un rejet de la science. Je suis accusé de mettre a priori les gens dans des cases. Je fais exactement le contraire : je constate empiriquement une distribution statistique non aléatoire des individus. Je suis stupéfait de découvrir chez Héran une telle ignorance du sens même de l’analyse sociologique. Je suis allé rechercher la leçon inaugurale au Collège de France, de mon maître Emmanuel Le Roy-Ladurie : « Pour nous, l’étude du hasard ne va pas sans celle de la nécessité, même et surtout quand celle-ci prend le visage d’une régularité ou d’une probabilité statistique. » S’étant assis sur le cœur de la méthodologie standard aujourd’hui, Héran écrit ensuite bizarrement : « Cette dissymétrie de traitement élude les questions que posent certains musulmans libéraux. Par exemple, peut-on appliquer à l’islam le principe du libre examen et de la critique historique sans ruiner la foi ? Ces questions sont en lien étroit avec la radicalisation violente de l’islam, qui est tout de même le nœud de l’affaire. » C’est une proposition antisociologique et idéologiquement suspecte. Si l’on s’intéresse sérieusement à la sociologie de la violence islamique en France, il faut lire l’étude de terrain de Farhad Khosrokhavar (3). Elle nous révèle que « ce n’est pas une connaissance préalable profonde de l’islam qui induit la radicalisation religieuse dans les banlieues, mais bien au contraire une inculture profonde qui provoque un effet de crédulité accentuée, une forme de naïveté, résultant de la méconnaissance voire de l’ignorance de l’islam qui joue en faveur de l’extrémisme religieux ». La conclusion étrange de Héran sur l’islam est, au minimum, virtuellement islamophobe.
_.Votre livre sort concomitamment à celui de Philippe Val (4), qui est une charge contre le « sociologisme » et tous ces outils qui aboutiraient à la conclusion que les élites seraient forcément malfaisantes... Qu’en pensez-vous ?
E. T. J’ai participé il y a quelques années à un débat sur l’islam avec Philippe Val pour « le Monde des religions », mais je ne garde aucun souvenir de son contenu. Il faut dire que la journaliste qui gérait le débat était exceptionnellement jolie. Ah si, je me souviens qu’en partant je pensais : « La culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’ étale. » Je ne crois pas que je vais lire le livre de Val. Je peux discuter de sociologie avec des ouvriers de la CGT, on se comprendrait certainement. Mais avec Philippe Val, je serais dans l’hyperespace.
_. Vous avez aussi décidé d’écrire ce livre en réaction à la tuerie de l’Hyper Cacher…
E. T. C’est la réalisation que l’antisémitisme des banlieues était devenu l’un des problèmes fondamentaux de la société française qui m’a mis au travail. J’essaie ici, encore et encore, de rester sociologue durkheimien et wébérien, de résister à la tentation de foncer dans l’évidence. Nous sommes dans le développement d’une ambiance islamophobe dans les classes moyennes. Des gosses d’origine musulmane perpètrent des horreurs antisémites. La solution de facilité intellectuelle, c’est de conclure sans réfléchir que c’est une preuve de plus que l’islam est malfaisant. Mais c’est plus compliqué que ça. Tout est plus compliqué. L’islamophobie et l’antisémitisme sont aujourd’hui en interaction, deux produits de la société française. Mon analyse, que je ne fais ici qu’évoquer, conclut une fabrication de l’antisémitisme par l’islamophobie. Remarquez, un bon sens honnête mène à la même conclusion. N’importe quelle haine religieuse finira par encourager toutes les haines religieuses. C’est une sorte de partie de billard sociologique. Les classes moyennes françaises autosatisfaites maintiennent la société dans le carcan de la monnaie unique, acceptent le pourrissement du bas et de la périphérie sociale, lancent les milieux populaires contre les Français d’origine arabe, eux-mêmes enfermés par la stagnation économique. Ce qui produit, dans un contexte de vide religieux, l’antisémitisme des banlieues. Et quand on a constaté que les milieux sociaux et géographiques qui ont été dans le passé antidreyfusards ou vichystes sont aux manettes de la société on commence à être inquiet. Mais personne n’a voulu ça, personne n’en est conscient. C’est une mécanique sociale. Je suis le contraire d’un complotiste.
_.Mais lorsque vous comparez Valls à Pétain ce n’est pas une blague ?
E. T. Le premier ministre m’a insulté, j’ai répondu, pour moi l’affaire est close. Je préfère parler du Parti socialiste. Ce qui rend fous les socialistes, je le répète, c’est le concept de néo-République. La gauche est maintenant dominée par un PS qui est lui-même dominé par les catholiques zombies. L’une des thèses centrales du livre, c’est que c’est le PS qui a fait dérailler la République. Il a remplacé le PCF comme force principale de la gauche, il n’est pas vraiment de gauche, et l’émergence du FN n’est qu’une conséquence. Si la gauche n’est plus la gauche, la représentation des ouvriers commence à tanguer. La néo-République actuelle est une République d’exclusion. La III République associait les deux minorités religieuses protestante et juive au pacte républicain et à la fondation de la laïcité, elle intégrait le monde ouvrier par la valeur d’égalité. La néo-république ne fonctionne correctement que pour les classes moyennes, celles-ci étant fortement pénétrées de catholicisme zombie. Les ouvriers sont exclus et relégués, les minorités religieuses lancées les unes contre les autres. C’est une mécanique sociale complètement différente, une république qui procède par exclusion, relégation, et dressage des groupes dominés les uns contre les autres. C’est la contribution de mon livre à la sociologie d’une France en crise religieuse et économique à la fois.
Entretien réalisé par Diego Chauvet et Marc de Miramon (Source: l'Humanité Dimanche du 13 au 20 mai 2015)