France : affaire Karachi, l’autre bombe à retardement
Le site d’information Mediapart publie la retranscription de l'intégralité de la déposition de Charles Million, ancien ministre de la défense de Jacques Chirac, en poste de 1995 à 1997, au cours de laquelle il revient sur les contrats de livraison de sous-marins au Pakistan signés fin 1994 par le gouvernement Balladur. Une partie de ces fonds auraient atterri dans les comptes de campagne de ce dernier.
LE JUGE : La présente information a pour but de rechercher les auteurs du délit d'entrave dénoncé par les parties civiles. Elles dénoncent le fait que leur a été cachée l'existence des deux rapports Nautilus des 11 septembre et 7 novembre 2002, dont elles n'ont eu connaissance que fin 2008 dans le cadre d'autres investigations judiciaires. Les rapports Nautilus énoncent que la cause de l'attentat commis le 8 mai 2002 résulte de l'arrêt du versement des commissions exigées lors de la signature du contrat Agosta, dont une part était destinée à corrompre des décideurs politiques et militaires pakistanais et l'autre à verser des rétrocommissions. Avez-vous eu connaissance de ces rapports.
CHARLES MILLON: Jamais.
LE JUGE : Les rapports font un lien entre l'attentat et l'arrêt du versement des commissions. Dans quelles circonstances êtes-vous intervenu lors de l'arrêt du versement des commissions dans le contrat Agosta et Sawari II ?
CHARLES MILLON : Après les élections présidentielles de 1995, j'ai été nommé ministre de la défense. Dans les quinze jours qui ont suivi, le président de la République m'a demandé de procéder à la révision des contrats d'armement et de vérifier dans la mesure du possible s'il existait des indices sur l'existence de rétrocommissions.
LE JUGE : Le président de la République vous a-t-il fait part de ses propres doutes ?
CHARLES MILLON : Si ma mémoire est bonne, le président de la République m'a dit, comme il l'a déclaré lors d'une conférence de presse aux alentours du 14 juillet, qu'il souhaitait une moralisation de la vie publique et politique et qu'il y avait trop de bruit autour des contrats d'armement dû à l'existence de rétrocommissions. Il m'a donc demandé de faire procéder à une vérification sur tous les contrats. Des contrats ont été confirmés, par contre d'autres contrats ont donné lieu à une révision et même à une annulation. Cela a été le cas du contrat Agosta.
LE JUGE : Est-ce que cela a été le cas également pour Sawari II ?
CHARLES MILLON : Je le crois.
LE JUGE : Comment avez-vous procédé ?
CHARLES MILLON : J'ai demandé à mon cabinet d'alerter toutes les directions pour qu'elles procèdent à des vérifications. A mon cabinet, c'est Marwan Lahoud qui en était responsable sous la responsabilité du directeur de cabinet.
LE JUGE : Y a-t-il eu des écoutes visant des collaborateurs de François Léotard (extrait du livre Le Contrat -cote D5- page 225) François Lépine, Patrick Molle et Pierre-Louis Dillais ?
CHARLES MILLON : Oui. Je les ai sollicitées auprès du Premier ministre, M. Juppé, en la personne de son directeur de cabinet, M. Gourdault-Montagne, aujourd'hui ambassadeur. C'est mon directeur de cabinet Jean-Louis Chaussande qui l'a contacté. François Lépine, Patrick Molle et Pierre-Louis Dillais avaient reçu des menaces de mort et c'est la raison pour laquelle les écoutes ont été ordonnées. Il s'agissait d'une procédure officielle, les écoutes étant réalisées, je crois, au centre des Invalides.
LE JUGE : Qu'ont donné ces écoutes.
CHARLES MILLON : Rien.
LE JUGE : Selon un article du Monde du 9/07/1993, cité page 221 du livre Le Contrat, des écoutes auraient été effectuées sur le contingent de la DGSE, placée sous l'autorité du ministre de la défense. Est-ce exact ?
CHARLES MILLON : C'est possible. Je ne me souviens pas qui a procédé aux écoutes. Je sais que cela a été fait dans le cadre de la réglementation.
LE JUGE : Des agents de la DGSE ont-ils procédé à des vérifications de contrats ?
CHARLES MILLON : Je pense. Le patron de la DGSE était M. Dewatre, aujourd'hui à la retraite.
LE JUGE : MM. Léotard, Donnedieu de Vabres et Douffiagues, ont-ils eux aussi été placés sous écoutes ?
CHARLES MILLON : Non, pas à ma connaissance. Le souvenir que j'en ai est que ce sont les collaborateurs qui auraient reçu des menaces de mort.
LE JUGE : Page 223 du livre, les auteurs écrivent que vous leur avez dit que ces surveillances visaient les collaborateurs menacés de mort, entre juillet et octobre 1995. Vous êtes cité de ces termes : « D'ailleurs quand Léotard l'a appris, il m'a appelé complètement paniqué, il pensait que nous avions découvert tous les secrets de Balladur sur les ventes d'armes » ?
CHARLES MILLON : Je confirme que Léotard, qui avait appris qu'il y avait des écoutes, m'avait demandé un rendez-vous pour m'interroger sur les raisons de ces écoutes. Je l'ai reçu et je le lui ai dit. A cette occasion, il m'a précisé qu'il trouvait inélégant qu'on puisse enquêter sur des contrats conclus alors qu'il était ministre.
LE JUGE : A-t-il fait état de secrets du gouvernement Balladur sur des ventes d'armes ?
CHARLES MILLON : Non.
LE JUGE : Les services secrets ont-ils été chargés par le ministère de la défense de tracer les mouvements de fonds issus des rétrocommissions comme vous l'avez indiqué en citant des pays aux auteurs du livre (page 225) ?
CHARLES MILLON : Je leur ai dit exactement que la DGSE avait recherché s'il y avait des dépôts de sommes qui relevaient de contrats de commissions liés à l'armement et il est apparu qu'il y avait des mouvements dans les pays cités par les auteurs mais jamais la DGSE n'est parvenue à avoir une preuve tangible de ces dépôts et mouvements. C'est Dewatre qui supervisait ces opérations.
LE JUGE : Vous avez indiqué aux auteurs du livre que des traces avaient été retrouvées dans des banques en Espagne, en Suisse, à Malte et au Luxembourg. Le confirmez-vous ?
CHARLES MILLON : Oui, de mémoire, selon les rapports oraux qui m'avaient été faits par des agents de la DGSE.
LE JUGE : Les agents vous ont-ils fait part de leurs soupçons sur des rétrocommissions ?
CHARLES MILLON : Non. La requête portait sur les mouvements de fonds.