Marseille : des mosquées qui résistent et d’autres, portes grandes ouvertes à l’intégrisme
Par N.TPublié le
À Marseille, la détresse sociale des quartiers fait le lit de l’intégrisme rampant. Les prêches salafistes font recette auprès d’une partie de la jeunesse. Mais la grande majorité des mosquées résiste. Les imams y prônent un islam serein et dénoncent la violence, tout en exprimant le mal-être des musulmans dans la société. Reportage.
Ils déferlent sur l’arrêt de bus comme une nuée de moineaux… Une trentaine de minots de 3 à 5 ans en sortie de spectacle surgissent en piaillant du centre culturel de la Busserine, cité à la réputation sulfureuse dans les quartiers nord de Marseille, plantée en bordure d’une voie rapide. Ils s’engouffrent joyeusement dans le véhicule, indifférents à l’affolement de leurs accompagnatrices, sous le regard amusé des voyageurs. Les moineaux envolés, un silence pesant plombe subitement les alentours. Plus rien ne bouge. À l’entrée de la supérette-café du coin, aux étals dégarnis, le commerçant sommeille devant sa caisse. Deux clients fument en silence devant un coin de table, les yeux rivés sur un écran de télé. À quelques encablures de là, sur le parking, les traces encore visibles d’une fusillade. Le sixième règlement de comptes de l’année 2014, à la fin du mois d’avril dernier. Pas plus d’animation dans le reste de la cité, un calme étrange en milieu de matinée. Heureux les pigeons que rassasie avec soin un jeune homme au pied d’un immeuble. La mosquée ? « Il n’y en a pas ici frère, faut aller à Picon ou à Font-Vert (deux quartiers mitoyens – NDLR) » Le centre social ? Il désigne un rideau métallique baissé. « C’est juste une antenne, elle ne va pas tarder (l’employée – NDLR). » Les pigeons s’impatientent.
La mosquée, "un lieu de solidarité et d’éducation"
11 heures tapantes, Fatiha (1) est au rendez-vous, les cheveux soigneusement tirés sous un foulard. Elle est membre d’un collectif de locataires et veut bien parler de « la cité, de l’islam et même de tout », le temps de quelques stations dans le bus. Pendant un aller-retour. « Je ne suis pas “Charlie” ! lance-t-elle d’emblée. Sinon, cela voudrait dire que j’approuve les caricatures du prophète. » Les assassinats ? « Nous sommes contre la violence. Ces crimes n’ont rien à voir avec l’islam. Vous, les médias, vous faites semblant de ne pas le comprendre, et nous nous sentons attaqués. » Fatiha n’a pas du tout approuvé la minute de silence dans la classe de ses deux enfants en bas âge. « Ils sont revenus inquiets posant plein de questions, que peuvent-ils comprendre à tout ça ? » Désormais, à ses yeux il y a plus que jamais un projet important : la construction de la mosquée dans la cité. « Nous avons le terrain et le permis. Les habitants prient dans une salle ou même dehors, c’est une urgence. » Une planche de salut, la mosquée au cœur de la cité ? « Oui, les familles y voient un lieu d’éducation et de solidarité, un moyen de détourner les jeunes de la drogue. Vous savez, les habitants sont livrés à eux-mêmes, ici vous pouvez crever à toute heure de la journée ou de la nuit, les secours ne viendront pas », soupire Fatiha, dont toutes les tentatives de déménagement vers d’autres quartiers « plus vivables » ont été vaines. Alors, elle se résigne et se bat… en priant « Dieu et son prophète ».
Un musulman vigilant n’est pas manipulable
Retour au point de départ et direction Picon et Font-Vert, d’autres quartiers qui défraient régulièrement la chronique des faits divers marseillais. Les bâtiments aux façades défraîchies jouxtent un rond-point de la voie rapide. Seuls lieux animés : la pharmacie, une boulangerie et l’inévitable supérette. Trois hommes sirotent des bières à proximité de l’entrée. Où se trouve la mosquée ? La réponse est marseillaise : « Oh pôvre ! on ne peut pas vous y mener nous. Mais allez tout droit par là-bas, en passant sous le tunnel… » Un passage sous la voie rapide en fait, bondé d’immondices, et sans doute un coupe-gorge à la nuit tombée. À 200 mètres de là, l’imam cheikh Tahri est tout sourires. Il invite à entrer dans le lieu de culte. La prière de la mi-journée vient à peine de s’achever, on passe l’aspirateur. Le cheikh ordonne le silence. Il est pressé de parler. « Sarkozy a commencé sa campagne avant l’heure, en se servant de l’actualité, attaque-t-il. Il insiste sur l’islam de France, plutôt que sur l’islam en France, c’est lourd de sens. Les fidèles comprennent que l’on va leur imposer des modes de comportement. 80 % des musulmans pensent que l’avenir est noir, qu’ils vont payer. »
Les gourous de l’intégrisme et autres charlatans
Mais qu’en est-il dans la cité au sujet de « Charlie Hebdo » ? « Nous, nous disons à ce propos en arabe “echar yabdou”, ce qui signifie : le mal commence. » Et ces tueurs qui pourtant se réclament de l’islam ? « Soyons clair, tout le monde sait que ces individus subissent des lavages de cerveau, sont endoctrinés. Ils ne sont pas musulmans, car un musulman est par essence vigilant, il n’est pas manipulable », martèle cheikh Tahri. C’est pourquoi, dans sa mosquée, il met l’accent sur « l’éducation » et sur la « solidarité » dont ont besoin les familles dans la détresse. « Nous accueillons 160 élèves pour un enseignement religieux, mais à caractère culturel, j’ai en charge plus de 170 cas de litiges familiaux, provoqués par le chômage, la drogue. Dans les quartiers, la mosquée joue un rôle social, on ne le dit pas assez. »
Et les prêches au vitriol, qui attirent tant de jeunes ? « C’est une réalité, à Marseille les lieux sont connus, ce n’est un secret pour personne. Les salafistes ont terni l’image de la religion par leur ignorance ! » bombarde-t-il. « Ils véhiculent des messages de haine contre la société ! Ces mosquées, dont les imams sont en contact direct avec l’Arabie saoudite et où les prêches sont télécommandés, se trouvent sur le boulevard National (centre-ville – NDLR) et des dérapages ne sont pas exclus », renchérira quelques heures plus tard Abderrahmane Ghoul, en charge d’une mosquée au cœur de la cité phocéenne. Lui, c’est l’imam qui ne mâche pas ses mots, qui tire sans hésiter à boulets rouges sur les gourous de l’intégrisme et autres charlatans. « Très souvent, il suffit de bien parler l’arabe, de dénicher une salle et d’être de mèche avec le propriétaire pour s’improviser imam. On dira ensuite aux fidèles ce qu’ils veulent entendre pourvu qu’ils mettent la main à la poche. C’est un business. Toutes les dérives sont alors possibles », dénonce celui qui est par ailleurs vice-président du conseil régional du culte musulman (CRCM) et président de l’association pour la grande mosquée de Marseille en projet. Les fidèles se bousculent pour écouter ses prêches du vendredi. Les retardataires sont accueillis dans les taxiphones environnants. Les mêmes fidèles, et de nombreux autres, ne ratent pas son émission quotidienne, de 6 à 9 heures du matin, des questions-réponses sur les ondes d’une radio associative, qui traduisent toujours, selon lui, « un mal-être des musulmans dans leur rapport à la société française, la difficulté à vivre sereinement sa religion ». Sa présence en famille fut très remarquée lors de la marche pour « Charlie » dans les rues de Marseille. Il n’approuve pas pour autant les caricatures. Surtout la deuxième, « qui était malvenue, a été vécue comme une provocation, comme une humiliation », regrette-t-il.
Le bilan des actes islamophobes
L’imam Ghoul est une vedette. Mais ses prêches n’attirent en majorité que des fidèles d’âge mûr, qui s’en tiennent visiblement à leur seule foi. De nombreux jeunes lui préfèrent d’autres imams, sur le boulevard National notamment. Le vendredi, jour de la grande prière, l’animation est y est impressionnante… de mosquées avec pignon sur rue en salles de prière, des khamis, des barbes, des niqabs et encore des barbes, des khamis et des niqabs. Les jeunes femmes justement, « c’est stupéfiant, on les voit toutes fringantes, raconte Kheira, qui vend des robes de mariage dans le centre-ville, puis un jour, elles se présentent tout enveloppées de noir, de la tête au pied, et vous confient qu’elles ont fait une belle rencontre » !
La radicalisation, le basculement… comment est-ce possible, comment prévenir ? La question taraude. Les imams des Bouches-du-Rhône en ont débattu samedi 24 janvier lors d’un « séminaire » sur le radicalisme, en présence du préfet et du sous-préfet chargé de la prévention. Les autorités tiennent un discours lisse truffé de remerciements et d’appels au respect des « valeurs de la République ». Un universitaire aixois remonte le cours historique du radicalisme, celui des anarchistes et des « brigades rouges », relie la poussée de l’intégrisme islamiste à la guerre en Afghanistan, en Irak, en Libye… Des paroles d’imans fustigent les amalgames et la stigmatisation « de musulmans non reconnus d’abord comme français ». On dresse aussi le bilan des actes islamophobes… Soit, mais « hors de la détresse sociale, on est à côté de la plaque », fulmine un participant quinquagénaire natif des quartiers. « La radicalisation ne se produit pas dans les mosquées. Les prêches peuvent encourager ou dissuader. » À Marseille, comme partout ailleurs, « les politiques de la ville ont tout juste colmaté les ghettos et entériné l’exclusion », insiste-t-il.
Sauver la jeunesse de l’extrémisme
Ici, la misère culturelle et sociale des quartiers est en effet frappante, le sentiment d’humiliation et de rejet très perceptible. Ici, sans doute un peu plus qu’ailleurs, les jeunes ont la certitude qu’il faut entrer par effraction dans la société, avec un alibi qu’ils estiment incontestable : le statut de victime, d’appartenance à une communauté de victimes, de génération en génération. Dès lors, le chemin est court, qui peut mener du repli identitaire et religieux au crime au nom de Dieu, en passant par l’étape de la délinquance, ou, pour les jeunes femmes, à la soumission absolue, jusque sur les terrains de ces guerres qui nourrissent en spirale la fièvre de l’intégrisme islamiste.
À Marseille, « pour s’en sortir, tenter peut-être de sauver la jeunesse de l’extrémisme et de la drogue, il faut briser les barrières, tirer profit de la diversité, formidable richesse, réconcilier la ville avec sa vocation populaire », résume un militant PCF, du temps des années fastes du parti dans les quartiers nord de la cité phocéenne. Un vaste défi, mais sûrement incontournable.
(1) Le prénom a été changé
Source : l'Humanité Dimanche, du 5 au 11 février 2015.