Pas moins de 11.000 candidats pour 27 circonscriptions (DR)

Tunisie: la démocratie au forceps...

6.552 heures après que « Big Ben » Ali a sonné son dernier coup de carillon, la Tunisie se prélasse dans les délices de la démocratie. Sur les murs des écoles, on dénombre pas moins de 54 panneaux électoraux.

Il y a 217 sièges à pourvoir dans la future Assemblée Constituante. La commission chargée de l'organisation de ces élections a validé 1.500 listes et pas moins de 11.000 candidats pour 27 circonscriptions. Le scrutin -à la proportionnelle intégrale au plus fort reste- se déroulera le 23 octobre prochain en Tunisie et du 20 au 22 octobre pour l'élection des 19 députés représentants la diaspora tunisienne.

Autant de listes et de candidats sont le signe évident de la forte attente de démocratie et d'ouverture. En soi, c'est un signe de bonne santé politique. Mais, dans le même temps, l'observateur occidental ne peut s'empêcher de s'interroger sur cette pléthore de prétendants. On voit mal comment une majorité pourra se dégager de ce scrutin. S'il n'y a pas de majorité, il faudra que le parti le plus puissant s'allie, compose et manœuvre avec d'autres partis pour constituer un gouvernement. Comment vont-ils s'entendre sur la rédaction de la nouvelle constitution ? Et dès lors, la démocratie poussée à l'excès ne risque-t-elle pas de précipiter la Tunisie dans le chaos ? Le peuple ne sera-t-il pas dépossédé de sa révolution ? Evidemment, nous n'avons pas, aujourd'hui, les réponses. Il faudra attendre les semaines qui suivront le 23 octobre pour y voir plus clair.

Mais, sur le terrain, la situation semble tendue. Dans certains villages les ordures ménagères ne sont plus ramassées. Médecins, fonctionnaires, marins de la CTN, les grèves se multiplient pour des augmentations de salaires. Le peuple réclame aujourd'hui son dû. Les plus jeunes voient dans ces élections le prolongement de leur révolution et les adultes s'interrogent sur le futur de leur pays.

Sur le quai d'embarquement du port de la Goulette, les voitures sont sagement alignées en attendant la fin des négociations entre la direction et les marins en grève. Un quinquagénaire regrette presque le temps de Ben Ali. "Au moins tout marchait bien, aujourd'hui la Tunisie est en perte de vitesse. Plus personne ne veut travailler. Ils ne pensent qu'à une chose c'est à la fin du mois demander à la banque si le salaire a été versé." Ce point de vue semble être partagé par de nombreux Tunisiens vivant à l'étranger selon ce que nous ont rapporté des amis.

Pour l'heure, dans les familles, les débats sont souvent vifs. Nos amis n'ont pas la même intention de vote. Le mari , retraité de la fonction publique, s'apprête à voter pour Ennahda (le parti religieux) et son épouse professeur d'E.P.S., compte donner sa voix à Mustapha Ben Jaafar du Forum démocratique pour le travail et les libertés (proche du PS français). Le débat va vite tourner autour de la place de la femme, du voile. L'un affirmant qu'il est normal dans un pays musulman d'appliquer les commandements du Coran, l'autre rétorquant qu'il s'agit de sa liberté de femme. Le mari croit aux promesses du parti prônant officiellement un islam modéré et ouvert, où l'égalité entre l'homme et la femme sera garantie. Il pense également que Ennahda ne remettra pas en cause le statut personnel de la femme institué par Habib Bourguiba. Dans les rues des grandes villes comme des petits villages, nous avons vu plus de "barbus" et de jeunes femmes voilées, de la tête au pieds, que lors de nos précédents séjours. Comme s'il s'agissait d'afficher sa liberté toute neuve en se réfugiant dans les valeurs religieuses.

Dès lors, on peut imaginer la vie future à Tunis. Certes, Ennahda n'imposera pas le port du voile, l'interdiction de la vente et de la consommation d'alcool. Mais la manœuvre pourrait s'avérer plus insidieuse et plus payante à terme : Lasses de se voir harcelées, les femmes pourraient être contraintes à porter le voile pour qu'on les laisse en paix. Les hommes pourraient décider de ne boire de l'alcool que chez eux, en cachette des voisins. Comme toujours, sous toutes les latitudes, le fait précédera et créera le droit.

Les partis politiques proposent tous le renouveau de la Tunisie, son développement économique et social, et plus de liberté. Qui pourrait être contre ? Depuis Sir Winston Churchill à la veille de l'entrée de la Grande Bretagne dans la Seconde guerre mondiale, aucun homme politique ne promet "'du sang et des larmes". Ennahda, crédité de 20 à 22% des suffrages selon les derniers sondages, veut rassurer les Tunisiens et la communauté internationale, en matière de démocratie et de liberté.

Dès lors, on peut s'interroger sur les systèmes démocratiques qui se développent dans de nombreux pays. En fait, ce qualificatif est abusif, dans le sens où ce n'est pas le peuple qui décide, on lui demande simplement de choisir entre tel ou tel programme, c'est à dire d'être consommateur et non acteur. Ce n'est pas le peuple qui va rédiger la nouvelle constitution tunisienne mais ses élus, à partir des programmes de leur parti et non des besoins réels là où ils se créent.

Le constat est que nous vivons sous des régimes où ce qui compte c'est la "chose publique" (Res publica) et non les intérêts bien compris des peuples. En France comme au USA, en Italie comme demain en Tunisie, la démocratie n'est toujours qu'une utopie.

Maurice BRANDI