Achille Mbembe : « Il faudra s’organiser, puiser dans la mémoire de nos luttes »
Par N.TPublié le
Docteur en sciences sociales, membre de l’université du Witwatersrand de Johannesburg en Afrique du Sud et théoricien du postcolonialisme, Achille Mbembe dénonce l’hypocrisie et la complicité qui imprègnent les relations entre puissances occidentales et états africains face aux traitements inhumains infligés à des millions d’individus, l’anthropophagie d’un capitalisme « producteur de déchets humains ». Le chercheur en appelle à un sursaut sur le terrain des luttes.
_.On savait tout au sujet de la persistance de l’esclavage, pourquoi les institutions internationales n’agissaient-elles pas ?
Achille Mbembe : Je suis tenté de dire que c’est parce qu’il s’agit d’une histoire de Negres. Les enjeux, à la vérité, sont énormes. Ils sont aussi bien géopolitiques que géo-démographiques. Dans le contexte de repeuplement du monde en cours, le risque est de faire de toute l’Afrique une immense nasse. L’Europe est en train de financer la création d’innombrables centres de détention dans les États maghrébins qu’elle soudoie à coups de subsides, quand ce n’est pas à coup de contrats inégaux. La plupart de ces prisons de la honte et l’économie sur laquelle elles reposent sont privatisées. Pour son fonctionnement, cette économie requiert la capture, la détention et la vente à l’encan de migrants noirs et, bientôt la chasse et la déportation de milliers d’entre eux. On est donc à la veille d’un cycle de brutalisation relativement inédit. Pour le reste, cette brutalisation ne vient que compléter celle que les États negres appliquent d’ores et déjà à leurs propres gens.
_.Lors du sommet de l’UA et de l’UE, le 29 novembre, les dirigeants africains se sont indignés. Ils en appellent à la Cour pénale internationale. Quel crédit peut-on accorder à ces déclarations et attitudes ?
Achille Mbembe : Il ne faut guère prendre tout cela au sérieux. Si la Cour pénale internationale s’intéressait véritablement à ce genre de crimes, les premiers au banc des accusés seraient les dirigeants européens et leurs contreparties africaines.
_."Nos chefs d’Etats sont « Charlie » ; mais quand il s’agit de leurs compatriotes, leur indignation se fait outrageusement silencieuse", écrivez-vous dans la tribune que vous signez avec l’écrivain Felwine Sarr… Comment expliquer ce constat ?
Achille Mbembe : Très peu de ces chefs d’Etats sont élus par leurs peuples. Beaucoup ne doivent leur pouvoir qu’au soutien qu’ils reçoivent des puissances étrangères et à la faiblesse et la désorganisation de leurs sociétés.
_.La restauration et la défense de la dignité est-elle réellement possible de la part de régimes Africains totalitaires largement soutenus par les puissances occidentales ? On a le sentiment que l’hypocrisie procure une couverture aux uns et aux autres….
Achille Mbembe : Il faudra s’organiser, puiser dans la mémoire de nos luttes, forger des coalitions neuves dans le contexte contemporain. La tâche est compliquée. Ce n’est pas seulement une affaire de dirigeants immoraux. Dans sa phase actuelle, le capitalisme est en train de fabriquer des multitudes de superflus, de déchets d’hommes et de femmes dont il cherche à se débarrasser. Autrefois on pouvait procéder par des génocides et des campagnes d’extermination. Aujourd’hui le gouvernement de ceux dont on n’a pas besoin passe par les déportations, les emprisonnements de masse et le confinement dans des camps, l’abandon dans le désert et la multiplication des techniques de précarisation absolue. C’est contre tout cela qu’il faut se soulever, en partie en réanimant l’utopie d’un droit universel à la mobilité et à la circulation.
Entretien réalisé par Nadjib TOUAIBIA
Source : Humanité Dimanche n° 588