France: ces salariés en Bonnets rouges (Reportage)
Par N.TPublié le
Dans le Finistère, le désespoir généré par la crise de l’agroalimentaire, les fermetures d’usines et les destructions d’emplois, la colère face à un gouvernement qui ne tient pas ses promesses forment le terreau fertile sur lequel se développent les Bonnets rouges. Reportage auprès de salariés, parfois syndiqués, qui les ont rejoints.
Un café près de la mairie de Morlaix. Corinne Nicole s’assoit à la terrasse et soupire. L’élue CGT au CE du volailler Tilly-Sabco en redressement judiciaire apprécie «de pouvoir souffler» entre deux réunions sur l’avenir de l’abattoir de Guerlesquin et d’échapper à «l’ambiance parfois pesante» qui y règne. Depuis plus d’un an, elle et ses 325 collègues se battent pour tenter de sauver leurs emplois et leur outil de travail en sursis depuis la suppression des restitutions, les aides à l’exportation financées par la PAC (politique agricole commune). «Un an, c’est long. C’est épuisant physiquement et nerveusement», témoigne Corinne qui raconte comment son moral et celui de ses collègues oscillent entre désespoir et colère. Le débit se fait plus rapide, le ton de la voix monte. L’émotion la saisit sans que l’on sache bien si elle a envie de crier ou de pleurer. Peut-être les deux à la fois quand elle évoque cette nuit-là où, au volant de son camion, elle a débarqué dans un élevage des monts d’Arrée pour prendre livraison de poulets. «L’éleveur m’attendait. Je n’oublierai jamais son regard quand il m’a lancé en brandissant une corde : “Corinne, je suis foutu. Je n’ai plus qu’à me foutre en l’air.” Il venait d’apprendre que Tilly ne lui donnerait plus de boulot alors qu’il venait de s’endetter pour moderniser son installation.»
«Ce sont nos vies qui s’effondrent»
La fermeture de Tilly-Sabco entraînerait, selon la CGT, la disparition d’un millier d’emplois. Ceux qui les occupent seraient alors condamnés à rejoindre la liste déjà longue de plusieurs milliers de noms de travailleurs finistériens de chez GAD, Doux ou encore Marine Harvest qui ont été licenciés en à peine plus d’un an. «Ce sont nos vies qui s’effondrent», lâche Corinne. Dans l’agroalimentaire, «les conditions de travail sont difficiles et surtout les paies sont petites, mais ces boulots, les salariés les acceptent car ils permettent jusqu’à présent de vivre décemment et ici». À 47ans, la syndicaliste touche 1 366 euros net par mois pour son travail de chauffeur. «Ce n’est pas grand-chose pour un travail de nuit et 14 années d’ancienneté. Sans les primes, je suis grosso modo au SMIC. Mais ce “pas grand-chose” me permet de vivre dans les monts d’Arrée, d’élever mes cinq enfants et de leur assurer un avenir en leur permettant de faire des études.» Élu CGT au CE de Tilly-Sabco chez qui il travaille depuis 33 ans, Patrick, qui gagne 1 400 euros par mois, redoute le pire : «La fermeture de Tilly, c’est un aller simple pour la misère. Comment finir de payer la maison ? Comment faire vivre ma famille ? S’il n’y a plus l’agroalimentaire, il n’y a plus de travail ici.» Comme Corinne, il veut continuer à « vivre et travailler au pays », comme le revendique l’un des slogans des Bonnets rouges qu’ils ont tous deux rejoints. Mais contrairement à sa collègue qui en est devenue une des trois porte-parole, Patrick ne participe qu’aux initiatives sur l’emploi. «Le reste, ça ne m’intéresse pas. Ce qui me plaît, c’est que des salariés des entreprises menacées comme GAD s’y retrouvent. On se sert les coudes », raconte-t-il, en soulignant que cette solidarité tranche «avec la division des organisations syndicales» et leur réaction aux suppressions d’emplois qu’il juge trop faible : «Ce sont les Bonnets rouges qui ont réagi les premiers.»
Corinne s’est mise à porter le bonnet rouge à la faveur de la mobilisation contre l’Écotaxe. «Alors que Tilly était en train de couler, le gouvernement n’a rien trouvé de mieux que de charger notre barque», précise-t-elle, en évoquant un prélèvement qui allait «frapper de plein fouet» le volailler dont les camions font sans cesse l’aller-retour entre l’usine et les éleveurs. Corinne évoque aussi le «pacte d’avenir pour la Bretagne», annoncé en octobre puis bouclé en décembre 2013 et censé aider à surmonter la crise de l’agroalimentaire : «Quel succès !» ironise-t-elle en rappelant la fermeture de GAD à Lampaul-Guimiliau ou celle de Marine Harvest à Poullaouen. La coïncidence entre la mise en œuvre de l’Écotaxe et l’avalanche des fermetures d’usines et de licenciements dans l’agroalimentaire a nourri un sentiment d’abandon d’autant plus ravageur que ces salariés votent à gauche. La déception de Patrick vis-à-vis de François Hollande, pour lequel il a voté, a laissé place à la colère. «Il est où le changement ? C’est de la trahison !» s’emporte-t-il. Et l’évocation des ministres bretons comme Jean-Yves Le Drian ou Marylise Lebranchu ne l’apaise pas. Bien au contraire. «Les politiques sont plus obnubilés par leur carrière que par l’intérêt des populations qui les ont élus», juge-t-il sans appel. Le doute a gagné aussi Corinne, militante de longue date du PCF pour lequel elle a été candidate à plusieurs reprises. «Je ne suis pas sûr que le PCF aurait mieux fait», avance-t-elle, estimant que son parti «est moins proche des travailleurs que par le passé».
Un sentiment d’abandon
«À Quimper, les esclaves manifesteront pour les droits de leurs maîtres.» La phrase choc prononcée par Jean-Luc Mélenchon à propos de la manifestation contre l’Écotaxe organisée par les Bonnets rouges le 2 novembre 2013 suscite l’incompréhension. « Je n’ai jamais rencontré de patrons de multinationale dans les réunions. Les patrons qu’on y croise sont des artisans ou des commerçants », explique Patrick. «Ils vivent comme nous. Ils ne sont pas très riches. Ils ont des difficultés pour boucler leurs fins de mois », assure-t-il. Angélica, salariée de Tilly-Sabco, qui a participé aussi à plusieurs initiatives des Bonnets rouges, dit « comprendre leur ras-le-bol contre les charges sociales» et reprend à son compte le discours anti-impôt. «Le gouvernement n’arrête pas de nous taxer. Alors que je gagne 1 180 euros par mois, j’ai dû payer 800 euros d’impôt », dénonce la jeune mère célibataire de 28 ans.
Angélica, Corinne et Patrick assument aussi le fait d’avoir défilé avec leur PDG, Daniel Sauvaget, affublé lui aussi d’un bonnet rouge. Ils l’exonèrent même de toute responsabilité quant à la situation de l’entreprise. Ainsi, bien que la suppression des aides européennes, dont bénéficiaient Tilly-Sabco et Doux et qui ont fait la fortune de leurs propriétaires, soit programmée depuis 20 ans, ils ne reprochent pas à leur patron de ne pas l’avoir anticipée. « Ce n’est pas comme chez Doux, Sauvaget ne s’est jamais versé de dividendes. Il ne dirige la boîte que depuis 2007. Il l’a modernisée et il a amélioré les conditions de travail. On ne lui a pas laissé le temps de la transformer », répètent-ils tour à tour. Corinne «ne voit de toute façon aucune contradiction» à côtoyer des patrons dans le cadre des Bonnets rouges. «C’est la Bretagne qui nous rassemble. Et notre droit d’y vivre et d’y travailler. Après, on sera toujours en désaccord sur les salaires ou le pacte de responsabilité», assure-t-elle.
À «vivre et travailler au pays», les Bonnets rouges ont ajouté «décider». Corinne a fait sienne les revendications régionalistes portées par le mouvement comme le transfert des prérogatives de l’État en matière économique, sociale et fiscale. La militante communiste n’y voit pas un moyen de remettre en cause la solidarité nationale mais de « rapprocher les citoyens des centres de décision». À l’heure où «l’État ne peut pas tout» et où le gouvernement ne fait rien pour empêcher les licenciements et les fermetures d’usines, le régionalisme apparaît comme «un moyen de rependre la main». L’idée fait son chemin au-delà de ce petit coin de Finistère. Syndicaliste SUD, «futur ex-salarié de l’usine Seita de Carquefou condamnée à la fermeture par Imperial Tobacco, une multinationale qui trouve que 20 000 euros de dividendes par mois et par salarié ce n’est pas suffisant», Olivier Anezo, 35 ans, est membre de Bretagne réunie, une association qui milite pour le rattachement de Nantes et de la Loire-Atlantique à la Bretagne. «Autonomiste de gauche», il anime «le pôle ouvrier» des Bonnets rouges dans le département. Olivier veut croire qu’« avec une région forte », l’histoire de son usine aurait été différente. «Cela permettrait de se recentrer sur le territoire. Des élus régionaux auraient été obligés d’agir pour empêcher la fermeture, contrairement au gouvernement qui a laissé faire», estime-t-il.
Combien sont-ils de salariés à avoir rejoint les Bonnets rouges ? Difficile à chiffrer précisément puisqu’on n’adhère pas formellement au mouvement. Corinne assure que dans l’agroalimentaire en crise, ils sont nombreux à participer aux réunions organisées par les 66 comités locaux dont l’existence est revendiquée. Olivier Anezo parle de «plusieurs dizaines de participants réguliers au pôle ouvrier» de Loire-Atlantique. Une chose est sûre, chacune de leur manifestation a rassemblé plusieurs milliers de personnes. Quant à la mouvance régionaliste, elle semble avoir retrouvé une certaine vigueur. Aux dernières élections européennes, la liste Nous te ferons Europe, du maire de Carhaix et porte-parole des Bonnets rouges, Christian Troadec, a recueilli 7,20 % des suffrages dans les 4 départements bretons auxquels il faut ajouter les 2,02 % de l’UDB (jusqu’alors principale formation autonomiste bretonne).
Source: l'Humanité Dimanche du 11 au 17 décembre. Avec l'aimable autorisation de l'auteur Pierre-Henri Lab