Les journalistes en Syrie travaillent dans des conditions extrêmes, que décrit Francesca Borri. (Xinhua)

Le quotidien d’une journaliste en Syrie

Francesca Borri, journaliste indépendante italienne, a livré récemment un témoignage édifiant sur la réalité quotidienne en Syrie et sur ses conditions de travail dans ce pays en guerre. 

“Ce n’est pas un endroit pour une femme”, lui a dit un jour un confrère journaliste, alors qu’autour d’eux des tirs de mortier faisaient rage. “Crétin, ce n’est un endroit pour personne”, aurait voulu lui répondre Francesca Borri

Cette journaliste de 33 ans, engagée sur des terrains de conflit depuis des années, a écrit une longue lettre, publiée d’abord en anglais, sur le site “Columbia Journalism Review”. Elle y décrit la vie au quotidien d’une journaliste en Syrie. “Travail de femme”, s’intitule justement son article. 

Elle est à Alep, où tout n’est que poudre à canon et testostérone et que tout le monde est traumatisé.” Devant les scènes d’horreur qui sont devenues habituelles, le fait d’être une femme ou pas, ne change rien. Face aux images atroces, ses confrères se demandent comment se sent la jeune femme. “Et je suis tentée de leur répondre : je me sens comme vous”, explique-t-elle dans sa lettre. 

 

Entre journal et journal intime

Ce courrier s’adresse à nous, à tous. “Vous qui demain serez encore en vie, qu’attendez-vous ? Pourquoi hésitez-vous à aimer ? Vous qui avez tout, pourquoi avez-vous si peur ?”, en sont les derniers mots. 

C’est à la fois un récit et un exutoire. Le récit détaillé et débordant d’anecdotes, de la réalité syrienne. Et une sorte de journal intime, rempli de tous les sentiments, et ressentiments, liés a son travail de journaliste dans un tel contexte. 

Sur place, les journalistes entre eux se comportent comme des loups : “au lieu d’être unis, nous sommes nos propres pires ennemis, explique-t-elle. “Nous ne sommes ici que pour emporter un prix, pour gagner en visibilité. Nous sommes ici à nous mettre des bâtons dans les roues comme si un prix Pulitzer était à notre portée alors qu’il n’existe absolument rien de ce genre”, ajoute-t-elle, avec une lucidité glacée. 

La lettre de Francesca Borri, mêle les descriptions crues des combats qui règnent en Syrie, et une réflexion, tout aussi crue, sur le rôle de la presse dans ces situations : 

“C’est une guerre sale, une guerre du siècle dernier ; c’est une guerre de tranchée entre des rebelles et des loyalistes qui sont si proches qu’ils se hurlent dessus pendant qu’ils se mitraillent. Quand vous découvrez la ligne de front, vous n’en revenez pas, avec ces baïonnettes que vous n’avez jamais vues que dans les livres d’histoire. Les guerres modernes sont des guerres de drones, mais ici ils combattent mètre par mètre, rue par rue, et on en chie de peur.

Et pourtant les rédacteurs en chef, en Italie, vous traitent comme un enfant ; vous prenez une photo hallucinante, et ils vous disent que vous avez été chanceux, au bon moment au bon endroit. Vous décrochez une exclusivité, comme l’article que j’ai écrit un septembre dernier sur la vieille ville d’Alep, classée au patrimoine de l’UNESCO, réduite en cendres tandis que les rebelles et l’armée syrienne se disputaient son contrôle.

J’ai été la première reporter étrangère à y pénétrer, et les rédacteurs en chef vous lancent: «Comment pourrais-je justifier que mon journaliste n’ait pas pu entrer et que vous y êtes parvenue ?» J’ai reçu un e-mail d’un chef de service à propos de cet article: «Je le prends, mais je le publierai sous le nom de mon journaliste.»”

 

“Pourrais-tu tweeter ta captivité ?”

Les rédactions européennes veulent publier du sang et du sensationnel. Francesca Borri est convaincue que les lecteurs attendent autre chose. Qu’en plus de “savoir” ce qui se passe ils ont envie de “comprendre”.

Mais ceux qui l’emploient ne l’entendent pas ainsi : “J’écris à propos des groupes islamistes et des services sociaux qu’ils mettent à la disposition des populations, les racines de leur pouvoir – une enquête beaucoup plus complexe à mener que le traditionnel article en direct du front. Je fais tout mon possible pour expliquer, et pas seulement pour émouvoir, et je me vois répondre: «Qu’est-ce que c’est que ça ? Six mille mots et personne ne meurt ?»”

Quand un rédacteur en chef a cru qu’elle avait été kidnappée avec d’autres journalistes, il lui a envoyé le message suivant : «Si tu trouvais une connexion, pourrais-tu tweeter ta captivité ?» C’est ainsi que commence sa lettre.

L’ensemble de ses propos a suscité énormément de réactions et de controverses. En Italie, notamment, des journalistes ont mis en doute la véracité de certaines de ses affirmations.  Notamment sur le fait qu’elle ait été la première journaliste étrangère à entrer à Alep. 

 

Du journalisme au nombrilisme

En Syrie, tous les reporters présents sont comme elle, des journalistes pigistes, ou freelance. Et la compétition qu’ils se livrent est féroce, les réactions de certains de ses confrères en Italie l’ont confirmé. La polémique a fini par ressembler à un combat entre professionnels qui se disputent sur l’authenticité d’une date, et qui finalement tournent autour de leur nombril. 

C’est d’ailleurs l’une des critiques les plus fréquentes et les plus vives adressées à Francesca Borri : celui de faire un journalisme “à la Facebook”, écrit uniquement à la première personne. Ce côté “journal intime” qui l’amène à parler un peu trop d’elle et pas assez de la situation. 

Ce reproche est fondé. Mais dans la totalité de la lettre, il est aussi précisé que si elle ne peut parler de la Syrie comme elle le voudrait, c’est qu’on ne lui en laisse pas le choix. 

Sur le site du Guardian, Francesca Borri a publié une réponse à ses détracteurs. “Je veux parler de la Syrie, pas juste de mon rôle en tant que journaliste indépendante”, s’intitule l’article

Le fait est que dans ce papier, elle ne parle pas vraiment de la Syrie. Pas en détail, non. Mais elle conclut son article en précisant que parmi tous les commentaires et les remarques qu’on lui a adressés, personne ne lui a demandé quelles étaient les réactions des Syriens. Elle cite alors les propos d’un certain Karim, qui résument finalement tout le débat lié à cette lettre : 

“Plus de 100 000 morts, et l’élément de la Syrie qui se répand à travers le monde entier concerne les journalistes.”

 

Un mois après la parution de la version originale en anglais, le texte intégral de la lettre de Francesca Borri a été traduit et diffusé sur le site du Nouvel Observateur. Il a été depuis largement repris, notamment sur le site du Club de la Presse de Marseille.