Jeunes gens au mégaphone, à Chefchaouen, le 7 aout (Photo: Nadia Bendjilali)

Maroc: Driss Ksikes, journaliste et écrivain : "la Constitution ne tranche pas avec l'ordre établi"

Journaliste, écrivain, dramaturge, directeur littéraire de la compagnie Dabateatr et directeur du Centre de recherche de l'Institut des Hautes Études de Management (HEM) et de sa revue Economia, Driss Ksikes nous livre son analyse de la situation actuelle au Maroc. Entretien.

_.En France, les médias qualifient les avancées constitutionnelles marocaines d'"historiques". Quelles sont, selon vous les réelles avancées et sur quels thèmes la nouvelle Constitution reste t'elle frileuse?

Je ne partage pas le qualificatif d'historique utilisé à tort et à travers. Il s'agit d'une énième constitution de transition qui, certes, avance davantage sur le champ des droits de l'homme et les libertés et concède au "chef du gouvernement" un rôle plus important aux côtés du roi, qui reste chef à bord. Rien de révolutionnaire, donc, juste quelques aménagements d'étape, pour renforcer la suprématie de la monarchie et une réhabilitation possible d'une classe politique fort décriée, avec des possibles recours pour la société civile. En revanche, cette constitution pêche par ses circonvolutions qui relativisent l'égalité des deux sexes et assurent aux oulémas, encore, un rôle de magistère moral sur la société. Alors que la formule "société musulmane" qui figurait dans la première mouture a été remplacée par "Etat musulman", même le pari de modernité sociale et culturelle est perdu. Au-delà du texte en soi, c'est surtout le contexte qui fait rire sur l'éventuelle contribution de cette constitution à une quelconque (r)évolution. Avec une campagne à sens unique menée, avec l'appui massif et télécommandé d'imams et de voyous, l'Etat cherchait vaille que vaille un plébiscite du roi et rien d'autre. Maintenant, le problème reste entier. Le mouvement du 20 février demande la démocratie pour s'assurer une gouvernance plus saine pouvant mener à une meilleure redistribution des richesses. Avec cette constitution, qui ne tranche pas avec l'ordre établi, le renouvellement des élites ne risque pas de se produire. L'enjeu restant petit, très peu de grands joueurs, aujourd'hui en retrait, indifférents ou déçus, ne voient pas pourquoi ils prendraient part à une partie dont les ressorts lui échapperaient à tous les coups.

_.Il semble que le mouvement démocrate du 20 février a fait renouer le peuple avec la politique et le débat critique, là ou les partis politiques ont semblé échoué jusque là. Ils établissent un nouveau rapport de force dans le paysage politique marocain, qu'en pensez-vous ? De quoi ce mouvement est-il l'expression?

Il est d'abord l'expression d'une jeune génération, qui apporte un démenti cinglant à tous ceux qui la croyaient apolitisée. Il est aussi le résultat d'une onde de choc venu de Tunisie et d'Egypte. Il est l'émanation d'une société civile vivante, dont plusieurs franges ont su rester vigilantes sur l'essentiel : la liberté, la justice et la pluralité. Il est le résultat d'un espace public de plus en plus cadenassé, où l'accès à l'information et le droit de critiquer s'amenuisait, sous le poids écrasant de lobbies de courtisans qui se croyaient hyper puissants. Il est l'expression d'une époque où les peuples se sont plus dupes face aux choix politico économiques dictées par des oligarchies sur lesquels les acteurs politiques n'ont plus prise. Il est enfin l'expression d'une société rongée par trois maux : précarité, ignorance et corruption.

_.Après le vote du 1er juillet, les revendications du mouvement du 20 févier restent identiques et les manifestations se poursuivent, y compris pendant le mois du ramadan. Comment comprenez-vous cette ténacité? En quoi rejoint-elle les formes d'expression culturelles dont vous avez connaissance ou dont vous êtes vous même partie prenante avec le Dabateatr Citoyen (*)?

Les revendications continuent parce que sur l'essentiel (la séparation des pouvoirs, la mise à l'écart des privilégiés corrompus à la solde du pouvoir, le respect de la règle de droit pour tous ...) est loin d'être acquis. Elles continuent aussi parce que les parties prenantes au mouvement (les partis islamistes et de gauche structurées) ne veulent pas lâcher le morceau. Elles continuent, enfin, parce que, sans accès aux media, la rue reste le seul medium pour donner de la voix. Le lien majeur sur lequel le 20 février rejoint l'activisme culturel et artistique, est cet appel d'air pour que les citoyens soient libres, maîtres de leur destin, amenés à prendre part à la cité entièrement par le débat, la création et l'engagement. Mais tout cela est encore embryonnaire. Le conformisme ambiant est encore très puissant.

(*)Dabateatr est une troupe pluridisciplinaire qui se veut "élitaire pour tous". C’est un laboratoire mensuel de créations artistiques de toutes les disciplines qui affirme l’importance de son principe de base : l’intégration complète du public et l’interactivité Scène / Public, Public / Public.) Le Dabateatr : http://www.facebook.com/group.php?gid=71884504948

Pour en savoir plus sur Le Mouvement du 20 février : http://fr-fr.facebook.com/Movement20