A l'heure où des agences de com' se mobilisent contre l'abstention, l'analyse des chercheurs Jean-Yves Dormagen et Céline Braconnier est plus qu'instructive. (DR)

Élection présidentielle française : deux politologues évoquent « le spectre de l'abstention »

Alors qu'en France, des agences de communication se mobilisent - comme beaucoup d'autres - contre l'abstention (voir notre photo), Médiaterranée porte votre attention, à 5 jours de l'élection présidentielle française, sur la tribune fort intéressante publiée en deux angles par les chercheurs Jean-Yves Dormagen et Céline Braconnier dans la rubrique « Idées » du Monde (09.04.12), sous le titre « Le spectre de l'abstention guette ».

Spécialistes de l'abstention et auteurs de La démocratie de l'abstention (Gallimard), ces deux politologues (le premier est professeur de sciences politiques à l'université Montpellier 1 et la seconde est maître de conférences en sciences politiques à l'université de Cergy-Pontoise) ont produit un point de vue riche d'enseignements que nous publions, ci-dessous, in extenso. A la lecture de ce texte, on comprend mieux les raisons pour lesquels ce scrutin présidentiel risque d'être marqué par une mobilisation électorale de faible intensité, toutes proportions gardées, alors que la présidentielle française reste, historiquement, l'élection du pays la plus prisée par les électeurs, en termes quantitatifs de participation dans les urnes ; mais aussi, et surtout, pourquoi les taux d'abstention qui seront enregistrés dimanche prochain risquent de peser lourd, voir très lourd, dans les résultats du scrutin à venir. Tribune...

« Le spectre de l'abstention guette »

« Depuis 1988 et la réélection de François Mitterrand, la France a basculé dans un cycle de basse mobilisation électorale. A partir de cette date, tous les scrutins ont été affectés par une progression d'environ 10 points de l'abstention à laquelle ne semble échapper que l'élection présidentielle.

Mais, lors du premier tour de 2002, l'abstention se situe pour la première fois aux alentours de 30 %. Certes, les trois tours de scrutin présidentiel qui suivent sont caractérisés par des niveaux très élevés de participation : jusqu'à 84 % en 2007, un sommet historique. Tous les records d'abstention seront néanmoins pulvérisés lors des élections qui suivront : aux municipales de 2008, aux européennes de 2009, aux régionales de 2010 et, enfin, aux cantonales de 2011. La présidentielle de 2007 n'aura donc pas été le signe annonçant l'ouverture d'un nouveau cycle de remobilisation électorale.

Ces éléments permettent de poser une certitude et de formuler une interrogation.

La certitude, attestée par les présidentielles de 2002 et 2007, tient dans le fait que le basculement dans le non-vote de larges pans de la population n'est pas irrémédiable. L'abstention contemporaine se nourrit davantage de la généralisation d'une participation électorale intermittente que de la rupture d'une fraction de la population avec l'acte de vote. Plus de trois décennies d'alternance droite/gauche systématique, porteuses d'un fort désenchantement démocratique, ainsi que tout le scepticisme qui s'exprime quant à la capacité du politique à améliorer la vie n'ont pas conduit à une sortie radicale de la civilisation électorale.

Aujourd'hui encore, les abstentionnistes constants représentent moins de 10 % des inscrits, auxquels il convient d'ajouter environ 6 % de non-inscrits. Une grande partie des électeurs méfiants ou désabusés demeurent donc, à ce jour, mobilisables.

Une fois cette certitude énoncée, la question qui se pose concerne l'avenir de l'élection présidentielle : ce scrutin parachèvera-t-il le basculement dans le cycle de basse mobilisation ouvert en 1988 ? Si l'abstention devait dépasser à chacun des deux tours 25 %, il en résulterait que même le scrutin roi est concerné par cette tendance à la désaffection des urnes. A l'inverse, si l'abstention devait se situer aux alentours de 20 %, il se confirmerait que l'élection présidentielle est épargnée et reste donc bien le seul moment de mobilisation électorale majeure au sein de notre système politique.

L'enjeu est ici indissociablement sociologique et politique.

Sociologique tout d'abord. L'abstention ne se distribue pas au hasard au sein de l'espace social. Si les choix politiques sont, peut-être, moins qu'hier liés aux catégories socioprofessionnelles, les déterminants sociaux de la participation n'ont, en revanche, jamais été aussi puissants. Les plus jeunes, les moins diplômés, les plus affectés par le chômage, les plus précaires des salariés constituent ainsi les catégories d'électeurs les plus abstentionnistes : jusqu'à 35 points de participation les séparent, par exemple, des catégories les plus participationnistes lors d'un scrutin de moyenne intensité tel que les municipales de 2008.

Dès que l'abstention progresse, les couches moyennes-supérieures et les personnes âgées se retrouvent ainsi surreprésentées dans les urnes. Parce qu'ils rassemblent des catégories de la population qui cumulent toutes ces caractéristiques - quartiers jeunes, moins diplômés, plus affectés par le chômage que le reste du pays -, les quartiers populaires des grands ensembles sont aussi ceux où les taux d'abstention sont le plus élevés ; à l'exception notable de la présidentielle 2007 où ils s'étaient massivement mobilisés en faveur de la gauche.

Ce dernier point permet de souligner combien la participation électorale représente un enjeu déterminant dans la production des rapports de forces politiques. La France découvre après les Etats-Unis qu'une élection se gagne d'abord dans la capacité à susciter la mobilisation vers les urnes des milieux et des groupes potentiellement les plus favorables.

Dans cette perspective, les partis de gauche souffrent d'un désavantage concurrentiel : leur électorat est, en moyenne, plus jeune que celui de la droite, donc plus enclin à l'abstention. De même, les quartiers où la gauche enregistre ses meilleurs résultats - les cités de banlieue - sont aussi ceux où les tendances abstentionnistes sont les plus fortes.

Ces moindres prédispositions au vote traduisent des inégalités sociodémographiques de compétence et donc d'intérêt pour la politique spécialisée qui ont longtemps été compensées par la présence d'un "mouvement ouvrier de masse". Son objectif était de contrecarrer par le nombre la faiblesse des ressources individuelles, mais aussi de produire la mobilisation civique et d'assurer des missions éducatives, en premier lieu politiques (la fameuse élévation du "niveau de conscience"). Jusqu'aux années 1970, les quartiers populaires des grands ensembles ont ainsi voté dans les mêmes proportions que le reste du pays en raison de la présence du Parti communiste et de la myriade d'associations qu'il contrôlait.

Le surcroît d'abstention que l'on enregistre, depuis, au sein de ces territoires est d'abord une conséquence du démantèlement de ces structures partisanes qui opéraient comme des instances efficaces de socialisation politique et de mobilisation électorale.

L'on comprend, dès lors, que le Parti socialiste se soit fixé l'objectif de frapper à cinq millions de portes, situées en priorité dans des quartiers de grands ensembles. Si l'élection devait être serrée - sur le modèle de 1974 -, une mobilisation citoyenne d'une telle ampleur pourrait apporter les centaines de milliers de voix susceptibles de faire basculer le scrutin.

Elle aurait sans doute également pour effet, en maintenant dans le vote des catégories de la population enclines à demeurer à l'écart, d'inciter les candidats et les partis à répondre davantage, dans leurs programmes, aux préoccupations des plus jeunes et des plus précaires que leur éloignement des urnes rend électoralement moins "rentables".

Difficile, en effet, de ne pas postuler que si les banlieues sont, à ce point, absentes de la campagne présidentielle, c'est avant tout en raison du très faible taux de mobilisation électorale de quartiers qui concentrent les populations étrangères, beaucoup de jeunes de moins de 18 ans, d'adultes non inscrits sur les listes et, enfin, d'abstentionnistes.

Pour illustrer les effets de cette ghettoïsation électorale, un exemple suffit : le 21 avril 2002, dans une cité ordinaire de 1 400 habitants comme les Cosmonautes, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), seuls 291 électeurs s'étaient rendus aux urnes. C'est aussi dans de tels chiffres que réside l'explication de l'élimination de Lionel Jospin au premier tour du scrutin.

Mais, si l'abstention reste sociologiquement de gauche, elle peut être, selon la conjoncture, politiquement de droite. Ainsi, les défaites de l'UMP lors de tous les scrutins qui se sont succédé depuis 2007 relèvent-elles certainement d'une démobilisation particulièrement marquée au sein du conglomérat électoral qui avait assuré la victoire électorale de Nicolas Sarkozy.

Cette démobilisation a principalement touché les segments les plus populaires de ce conglomérat. Pour le président-candidat également, les chances de victoire se jouent donc dans sa capacité à remobiliser ceux qui l'ont abandonné pour se tourner vers le FN, mais aussi - on l'oublie trop souvent - pour basculer dans le retrait abstentionniste.

Quoi qu'il en soit, le second tour de 2002 et les deux tours de 2007 démontrent que seules des campagnes de très forte intensité parviennent encore à faire se déplacer vers les urnes ceux qui s'en tiennent habituellement à distance. C'est l'un des grands enseignements de la dernière décennie : plus encore que par le passé, la mobilisation des électeurs est dépendante de l'intensité des campagnes, c'est-à-dire du niveau d'exposition médiatique auquel sont soumis les citoyens, de la capacité des candidats à incarner l'espoir ou à susciter le rejet, de la visibilité des enjeux, de la dramatisation que les acteurs politiques et médiatiques parviennent à introduire dans la scénarisation de la campagne.

Dans ce type de contexte de haute intensité, même ceux qui ne suivent pas directement la campagne sont alors affectés, sous l'effet de dynamiques d'entraînement alimentées par les plus politisés de leurs proches, à la maison ou au travail. Car, en l'absence d'encadrement partisan, la famille constitue bien aujourd'hui la cellule de base du dispositif de mobilisation électorale.

Sous tous ces rapports, la campagne actuelle présente des caractéristiques qui, à ce jour, ne sont pas les plus propices à reproduire le record historique de participation de 2007. Nicolas Sarkozy, qui fut un candidat particulièrement mobilisateur en 2007, le sera sans doute moins cette année. François Hollande paraît avoir délibérément choisi de ne pas se présenter en homme de "la rupture" de manière à ne pas susciter de trop grandes espérances. Le décor même de la campagne, avec la crise en arrière-plan, entretient un certain désenchantement démocratique en réduisant encore l'espoir que l'alternance soit porteuse d'une réelle alternative politique.

Dans ce contexte, la progression de l'abstention représente bien une hypothèse rationnelle, que les acteurs politiques et les électeurs ont moins d'un mois pour éventuellement invalider ».

Céline Braconnier, maître de conférences en sciences politiques à l'université de Cergy-Pontoise ; et Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiques à l'université Montpellier 1.

Un aspect du vote difficilement prévisible

« La publication dimanche 1er avril d'un sondage de l'Institut IFOP établissant l'abstention au niveau record de 32 % a suscité beaucoup de commentaires dans les médias. François Hollande s'en est ainsi inquiété, soulignant que l'abstention pouvait constituer une menace bien plus sérieuse encore que la dispersion des voix au premier tour de l'élection présidentielle. A deux semaines du premier tour, ce sont bien avant tout les logiques sociopolitiques de l'abstention qui représentent le facteur majeur d'incertitude quant à l'issue du scrutin.

Les intentions de vote font, en effet, apparaître d'importants écarts par catégories sociodémographiques. Pour ne prendre que les classes d'âges, les plus jeunes penchent à gauche tandis que Nicolas Sarkozy réalise un score très élevé chez les plus de 60 ans (40,2 %, selon Ipsos).

Or, si l'abstention devait être élevée le 22 avril, on sait qu'elle serait massive parmi les plus jeunes des électeurs. C'est là une constante en matière de sociologie électorale. Pour ne prendre qu'un exemple récent, lors des municipales de 2008, la participation des 55-64 ans s'élevait à 82,2 % contre seulement 46,1 % chez les 18-24 ans et 51 % chez les 25-34 ans. Ces 30 points d'écart ont, ainsi, de quoi préoccuper un candidat comme Jean-Luc Mélenchon, qui obtient de très loin ses meilleures intentions de vote chez les 18-34 ans (21,1 %, selon Ipsos), soit dans la catégorie à plus haut potentiel abstentionniste.

Pour François Hollande, c'est plutôt au second tour de scrutin qu'une telle mobilisation différentielle des différentes classes d'âges pourrait produire ses effets les plus négatifs : celui-ci devance, en effet, largement Nicolas Sarkozy chez les 18-34 ans, tandis que le président-candidat fait la course en tête chez les plus de 60 ans, un segment de la population dont on sait qu'il participera massivement quelle que soit l'ampleur de l'abstention le 6 mai.

Reste à savoir si les sondages offrent un outil fiable de prévision de la participation électorale ? La question mérite d'être posée, car l'abstention représente l'un des objets les plus difficiles à mesurer par déclarations, a fortiori lorsqu'il s'agit d'enregistrer des "intentions". Les sondés sont, en effet, portés à se présenter sous leur meilleur profil et, en conformité avec les normes civiques dominantes, préfèrent se donner à voir sous les traits de "futurs votants" que sous ceux de "futurs abstentionnistes". Il en résulte une surdéclaration traditionnelle de la participation électorale. Pour pallier ces difficultés, certains instituts de sondage ont adopté des modes d'interrogation plus sophistiqués, en demandant par exemple aux sondés d'évaluer leur volonté de se rendre aux urnes sur des échelles graduées de 0 à 10.

Malgré cela, les principaux instituts produisent des intentions de participation bien différentes : 80 % selon Ipsos (qui souligne le risque probable de surestimation), 74 % selon TNS Sofres et, on l'a vu, seulement 68 % selon l'IFOP. Ces écarts suffisent à révéler la fragilité de l'outil de mesure. Les sondages portant sur la participation ne permettent pas d'établir des chiffres fiables, mais au mieux indiquent des tendances qu'il convient alors de confronter avec d'autres indicateurs tels que l'intérêt déclaré pour la campagne, la proportion de nouveaux inscrits sur les listes électorales, l'Audimat des programmes politiques, les ventes de journaux et de livres...

Et, si tous ces indicateurs convergent pour indiquer que l'abstention sera sensiblement plus forte qu'en 2007, rien ne permet de prévoir si elle sera juste "élevée" ou bien se situera à des "niveaux record" ».

Céline Braconnier, maître de conférences en sciences politiques à l'université de Cergy-Pontoise ; et Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiques à l'université Montpellier 1.