Les militants antiracistes sur les sentiers de la mémoire blessée
Par N.TPublié le
L’indignation soulevée aux États-Unis par la violence policière et le racisme s’exprime à travers le déboulonnage, en Amérique et en Europe, de statues de personnages impliqués dans les crimes racistes et coloniaux.
Des statues tombent, après l’assassinat de George Floyd aux États-Unis, celles érigées à la gloire de personnages de premier plan dans l’histoire du colonialisme et de l’esclavagisme. Acte des plus emblématiques, la décapitation de la statue de Christophe Colomb a eu lieu à Boston et à Miami où elle a été badigeonnée de rouge et marquée du slogan « Black Lives Matter » (Les vies des noires comptent), elle a fini dans un lac à Richmond, en Virginie.
Aux yeux des militants, le navigateur génois qui découvrit l’Amérique symbolise plus que jamais l’extermination des « indigènes ». La statue d’Edward Colston, marchand d’esclave britannique du XVe siècle connaîtra le même sort le 7 juin à Bristol. Lors d’une manifestation contre le racisme, elle a été déboulonnée et jetée à l’eau. À Édimbourg, capitale de l’Écosse, des manifestants ont recouvert de graffitis celle du premier vicomte Melville, Henry Dundas, personnage politique et homme de loi (1742-1811) à qui il a toujours été reproché d’avoir freiné l’abolition de l’esclavage.
Un buste de Léopold II, roi des Belges (835-1909) à l’origine d’un régime colonial des plus féroces au Congo consolidé par l’exploitation du caoutchouc, a été mis à terre et arrosé de peinture rouge dans un square de la commune d’Auderghem (région Bruxelles-capitale). « En l’espace de vingt-trois ans, cet homme a tué plus de 10 millions de Congolais, sans jamais avoir mis un pied au Congo. Pendant vingt-trois ans, il utilisait le peuple congolais comme un bien pour la production du caoutchouc, un produit qui était très demandé à l’époque », rappelle le mouvement belge « Réparons l’histoire ».
Une photographie de Patrice Lumumba, artisan de l’indépendance du Congo belge et premier ministre de la République démocratique du Congo en 1960, a été posée à la place du buste démantelé. La vague d’indignation et de colère après l’assassinat de George Floyd rebondit ainsi sur le terrain des symboles, elle réanime à travers le monde la mémoire blessée de l’humanité en contestant les traces des figures historiques du racisme et du colonialisme sur les espaces publics.
L’historien Emmanuel Fureix interprète ces actes comme « des luttes destinées à décoloniser et désesclavagiser l’espace public qui se sont diffusées partout en Europe et aux Amériques ». Il rappelle « les troubles autour des monuments “confédérés” qui se sont produits aux États-Unis en 2017 », lesquels ont été, selon lui, « le point d’orgue d’un mouvement plus large, qui se prolonge et se réactive aujourd’hui avec la mort de George Floyd ».
L’approbation sournoise d’une histoire lourde de crimes
La présence enracinée dans le temps de ces effigies ou autres noms de rue indignes, vécue comme une approbation sournoise d’une histoire lourde de crimes. « Il y a un enjeu de mémoire important. Maintenir et préserver ces monuments dans l’espace public, cela signifie rendre hommage à des dirigeants confédérés ou à des colonisateurs. Ceux que l’on honore par des statues, par des noms de rues ou par des monuments sont ceux dont l’héritage apparaît positif, ou mérite d’être salué », note pour sa part Fabrice Bensimon, professeur d’histoire et de civilisation britanniques à l’université Paris-IV-Sorbonne, interviewé par France 24.
Qualifiés par certaines voix d’actes de « vandalisme » dont la multiplication conduirait à l’assèchement de toutes les sources de témoignages du passé, les déboulonnages de statues, aussi spectaculaires soient-ils et qui ne datent pas d’hier, expriment en réalité un besoin légitime : lever le voile sur les périodes sombres de l’histoire, faire aussi un travail pédagogique et mémoriel. « Le monument en lui-même ne suffit pas. Il faut qu’il y ait un récit, une histoire autour, sinon vous passez à côté et vous n’y faites pas attention (…) Vous passez devant Schœlcher (1804-1893, journaliste et homme politique qui a œuvré pour l’abolition de l’esclavage, NDLR) à Fort-de-France, la moitié des personnes ne s’y arrêtent pas, ne le connaissent pas », fait remarquer l’historienne Françoise Vergès.
Et si statues, stèles et plaques de rue il y a, peut-être faut-il se garder de toute restriction et permettre de retrouver l’histoire sous toutes ses facettes. «Pourquoi n’y a-t-il pas des statues de ceux qui ont combattu l’esclavage, les femmes et les hommes, avec une histoire autour ?, s’interroge enfin l’historienne. Pourquoi n’y a-t-il pas une statue de Toussaint Louverture [descendant d’esclaves noirs et chef de la révolution haïtienne, ndlr] à Paris ?
Source: https://www.humanite.fr/les-militants-antiracistes-sur-les-sentiers-de-la-memoire-blessee-690261