Ali Bensaad: En Libye, la Turquie et le Qatar font face à l’Égypte et à l’Arabie saoudite
Par N.TPublié le
Professeur des universités à l’Institut français de géopolitique (IFG), Ali Bensaad revient sur la situation en Libye. Selon lui, l’intervention franco-britannique a exacerbé les tensions entre clans et fait du pays un champ d’affrontements des puissances régionales.
_. La Libye est toujours plongée dans le chaos, cinq années après l’intervention franco-britannique et l’assassinat de Kadhafi. Cette situation était-elle inévitable ?
Ali Bensaad: L’intervention étrangère a eu des conséquences catastrophiques, mais c’est surtout comme facteur aggravant. En Libye, comme en Syrie, la rapide et brutale militarisation de la répression a vite fait de piéger les contestations en précipitant l’émergence d’une résistance armée. Celle-ci a été vite prise en otage par des « seigneurs de guerre ». L’ascendant pris par les milices en Libye date déjà de ce moment, bien avant l’intervention étrangère. Par ailleurs, l’atomisation de la société et la montée des particularismes ont été l’œuvre du régime lui-même et ont donc pesé sur les conditions de son effondrement et la situation qui en est issue aujourd’hui. Le phénomène milicien, par exemple, n’est pas tombé du ciel. Kadhafi avait déstructuré et marginalisé l’armée pour lui substituer des milices prétoriennes, structurées sur une base tribale et tenues par la proche parentèle. Il a promu le cadre tribal comme instance exclusive de négociation avec les populations pour marginaliser tout rouage institutionnel et toute entité civile susceptible de s’autonomiser. Il a imposé et orchestré des compétitions violentes entre communautés pour renforcer sa domination et se garantir des allégeances. Mais ces compétitions ont fini par le déborder et lui échapper, et la multiplication des affrontements armés entre groupes d’intérêts, sous couvert d’affrontements communautaires, n’a pas attendu la chute du régime. J’ai été moi-même témoin en 2008, trois ans avant la chute du régime, d’un violent affrontement à l’arme lourde entre Toubous et Zways dans la région de Koufra, dans le sud-est de la Libye.
_. La France tente de reprendre l’initiative sur le dossier libyen, or n’est-elle pas en réalité complètement dépassée ?
A. B: Aujourd’hui, ce sont des puissances régionales qui ont pris le relais, elles agissent en connexion avec les acteurs locaux et compliquent la situation. On y retrouve la traditionnelle fracture entre le Qatar d’un côté et, de l’autre, les Émirats arabes unis et, derrière eux, l’Arabie saoudite et surtout l’Égypte. L’Égypte soutient le général Haftar (commandant en chef de l’Armée nationale libyenne, il dirige de fait l’est du pays – NDLR), car elle souhaite avoir un État client à ses frontières ouest. De plus, il correspond à la logique de pouvoir égyptienne, à savoir un autoritarisme militaire usant de l’anti-islamisme comme stratégie de pouvoir. Le Qatar soutient diverses forces de sensibilité islamiste – depuis les Frères musulmans jusqu’aux islamistes radicaux. La Turquie, de son côté, soutient également des forces politiques de tendance islamiste, tout en cherchant à réactiver des relais ethniques. Il faut savoir qu’un tiers de la population de Misrata (située à 200 km à l’est de Tripoli, la capitale – NDLR) est constitué de Koulouglis (1) et près de dix pour cent de Tcherkesses (2). Le Tchad et le Soudan interfèrent également grâce notamment aux Toubous, une minorité négro-africaine du Sud libyen qui est présente en force dans ces deux pays et dont Kadhafi a encouragé la venue en Libye pour renforcer ses légions étrangères appelées « Légions islamiques ». Un nouvel acteur est enfin sur le point d’entrer en jeu : la Russie. Comme Al Assad, le général Haftar cherche à se légitimer par la lutte contre le terrorisme et se tourne vers elle. C’est une bonne justification pour la Russie, qui entend reprendre pied dans la région.
_.Le rapport de forces est-il en faveur du général Khalifa Haftar, à la tête du gouvernement de Tobrouk, qui tient l’est du pays et les champs pétroliers ?
A. B: L’occupation des terminaux pétroliers ne constitue pas un enjeu économique puisque Haftar ne peut avoir aucune prise sur la vente du pétrole, sachant que la compagnie pétrolière, tout comme la banque centrale, ont une autonomie grâce à l’appui des Occidentaux. Cela les met à l’abri des deux gouvernements qui se disputent le pouvoir. D’ailleurs, Haftar a symboliquement remis les terminaux à la compagnie deux jours après les avoir occupés. Il n’en apparaît pas moins comme le maître du terrain où se trouve la ressource. Image symbolique, aux yeux de l’opinion interne et occidentale, mais aussi stratégique : nul ne peut ignorer celui qui occupe le terrain des champs pétrolifères.
(1) Les Koulouglis sont un groupe social apparu dans les pays d’Afrique du Nord sous la domination de l’Empire ottoman : les régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli. Il s’agit de personnes issues de mariages entre des Turcs, souvent des janissaires, et des femmes autochtones.
(2) Les Tcherkesses ou Adyguéens sont un peuple du nord-ouest du Caucase, qui, après l’invasion russe de 1864, a connu une forte diaspora. Aujourd’hui, la plupart des membres de la diaspora tcherkesse se trouvent en Turquie.