Rédemption:voyage au bout de la nuit carcérale
Par racPublié le
Le récit de sa vie par Karim Mokhtari, et sa mise en écriture par Charlie Carle, livrent au lecteur un ouvrage essentiel et rare dont le titre à lui seul, « Rédemption - Itinéraire d’un enfant cassé », en dit long sur un destin en forme de descente aux enfers et sur l’extraordinaire résilience réalisée après une longue expérience carcérale, métamorphosée en un véritable parcours initiatique. Il faut dire que Karim Mokhtari est, depuis l’âge de cinq ans, marqué au fer rouge par les violences qu’il a subies, perpétrées, et qui ne seront expiées qu’au terme de six longues années d’incarcération - soit l’équivalent du quart de son âge – grâce à l’extraordinaire puissance de sa volonté à maîtriser son destin. Les violences subies font de ses années d’enfance un interminable calvaire froidement programmé et annoncé un soir par son beau-père Didier avec ces mots, doucement susurrés à l’oreille : « Faut que tu saches un truc…Je ne t’aime pas. Je ne t’aimerai jamais. Et je vais t’le faire payer tous les jours.» Que faire payer en l’occurrence à un enfant, qui, par définition, est innocent de tout crime? Karim confie : «J’étais l’être indésirable, celui qui lui rappelait les précédentes aventures de ma mère, et arabe de surcroît.» Dès lors, les sévices se suivent et ne se ressemblent que dans les prouesses d’innovation de ses bourreaux pour que chaque nouvelle cruauté infligée surpasse la précédente. Ainsi, par exempe, les véritables séances de torture où l’on voit l’enfant Karim « attaché sur une chaise, les mains liées derrières le dos » se faire ingurgiter de force des fromages pourris, les vomissant et forcé à ravaler ses vomis jusqu’au sang. Aux côtés de Didier, le bourreau de son propre fils, Anne Marie, la mère de Karim, a fait son choix : « Si, pour garder (Didier), il fallait laisser libre cours à sa cruauté, qu’à cela ne tienne ! » Mère faible et sans affection pour cet enfant conçu avec un Algérien alcoolique et brutal, elle avait commencé par le «dé-nommer» David pour gommer l’insupportable consonance arabe de son vrai prénom. L’itinéraire d’un enfant cassé commence avec cette maltraitance d’un être martyr livré en pâture à la violence inassouvie d’un tortionnaire, qui « finit par faire voler en éclats (sa) condition d’être humain », le transformant tour à tour en esclave, souffre-douleur, et bouc émissaire dans le terrifiant huis-clos de forces inégales. Il se poursuit plus tard par l’apprentissage forcé de la violence sur autrui, y compris sur des proches (« nous partions braquer le frère de ma mère »), embarqué, à son corps défendant, pour les vols et cambriolages perpétrés par son beau-père, pour d’abord faire le guet, puis lui-même « contribuer à faire manger la famille et ramener de l’argent. » Vols en tous genres, braquages dont il payait chaque échec dans sa chair, c’est la seule et unique formation qui lui était concédée par des parents tyrans: « Didier entreprit ma formation de cambrioleur.»
Les cloisons de son propre enfermement…
Pourtant, même s’il avait bien la conscience aigue que ces derniers, par leurs méfaits, lui donnaient le « panel d’exemples à ne pas suivre », Karim, cet exclu de l’intérieur, nourrissait constamment le fol espoir d’une insertion familiale, d’un rachat ou d’une « rédemption » aux yeux des siens: « Je progressais rapidement (dans les braquages) et Didier se montrait satisfait de mon aide… Ma mère ne cachait pas non plus sa joie… Etais-je en train de trouver ma place au sein de la famille ? Devais-je poursuivre dans cette voie pour être enfin accepté ? » En attendant cette acceptation qui ne viendra jamais, toute échappée de la prison familiale représente pour le jeune Karim une bouffée d’oxygène : l’école, les foyers, « Je préférais n’importe quelle vie à celle-là », « J’avais découvert pendant une semaine au foyer la saveur d’une autre existence, d’un monde gorgé de bons moments, de liberté, d’infinies possibilités de vivre […].» Mais ses parents-bourreaux, au racisme viscéral, n’ont de cesse de lui couper toute possibilité, si infime soit-elle, d’évasion virtuelle, de joie ou de sérénité présente ou à venir. Pire encore, ils le marquent définitivement dans sa chair même avec le tatouage à vif, et forcé, d’un « Johnny Hallyday » sur son épaule, y inscrivant définitivement les stigmates d’une enfance carcérale qui ne dit pas son nom. Incarcération en forme de pénitence sans procès, de tortures physique, matérielle et morale, sans justice, sans témoins, d’un enfant pris au piège d’un rapport de forces inégales. Dans ce huis-clos terrifiant, où la victime désemparée érige elle-même les cloisons de son propre enfermement, se culpabilise, et n’ose dénoncer les exactions de ses bourreaux, les murs du silence sont pratiquement infranchissables et la maltraitance pérenne. Mais paradoxalement, ils contribuent à cultiver une obsession, celle de se soustraire absolument à l’emprise de ses bourreaux et plus globalement à toute forme d’aliénation potentielle ou réelle. Ce noyau de résistance, érigé en même temps qu’une espèce de volonté de fer, et une détermination peu commune, lui permettront de traverser les féroces épreuves futures sans jamais abdiquer. Un tel contexte familial fait de maltraitance, de racisme, de rejet, de brigandage n’ouvre pas beaucoup de perspectives pour l’avenir de Karim, promis, au mieux, à l’exclusion sociale et la marginalité, quand les vols et braquages représentent l’unique moyen de subsistance, et au pire, à la prison où il se retrouvera pour une décennie. Et c’est lors de sa première nuit d’enfermement, à la suite d’un braquage de dealer qui a débouché sur une mort d’homme, que s’impose à lui, dans un sursaut de désespoir, une ligne de conduite dont il ne s’écartera quelquefois que pour y revenir inexorablement avec toujours plus de détermination : « Te laisse pas faire. Jamais. Laisse pas ces putes faire de toi un animal. » La mise en écriture de ce récit de vie, avec une superposition croisée des trois plans correspondant aux trois périodes cruciales (le procès, les années de détention, l’enfance) qui marquent sa jeune existence fait ressortir le combat épique que Karim mène dès lors, y compris contre lui-même, pour parvenir à sa rédemption définitive et à la reconquête de lui-même. Brutal et féroce, l’univers carcéral fait peur. Karim y découvre une sorte monde miroir de l’enfance effroyable qui fut la sienne.
Le règne absolu de la loi de la jungle…
La loi objective qui est censée le régir y est constamment brouillée, fissurée, méprisée, par les forces transversales de l’arbitraire et de la violence aveugle. Karim y fait la dure expérience de toutes les formes d'incarcération, du mitard, cette prison des prisons, des cellules surpeuplées et des cours étriquées pour la brève promenade quotidienne où entre petits trafics, bagarres sanglantes, émeutes réprimées dans le sang, les prisonniers tournent en rond dans le sens des aiguilles d'une montre avant de rejoindre leur cellules bondées, sales et puantes où fourmillent là encore toutes sortes de violences, combines et transactions illégales. Lieu purgatoire d’une peine consécutive à des délits graves ou criminels, où l’enfermement physique décidé par une instance objective, la Justice, est censé correspondre au degré de gravité du délit, la prison est pourtant aussi le lieu des atteintes, des insultes, des provocations, ou parfois même des véritables tortures, comme celle, mortelle, du corps-bélier (la survie de Karim à cette torture relève du miracle) qui peuvent être infligées dans le silence des murs par des surveillants excédés rendus à leurs pulsions les plus sauvages. Pis encore, il est celui où des bavures criminelles peuvent être portées sur des prisonniers et déguisées en suicide dans la version officielle. Dans ce règne absolu de la loi de la jungle, marquer son territoire est vital: gare à celui dont le corps n’a pas la force de s’imposer. Car l’incarcération peut tout et son contraire. Tout : soumission quasi-animale à la loi du plus fort, « docilisation ». Ou alors son contraire : maîtrise absolue de soi et reprise en main de son destin, La détermination et la volonté de Karim convergeront vers le second terme de l’alternative. Et, heureusement, le monde carcéral est aussi miroir du monde du dehors et l’on peut y faire des rencontres décisives qui révèlent des données essentielles de l’être humain. Ainsi la rencontre avec Ahmed, un « ancien », qui « navigue en détention depuis neuf piges » et ses parties d’échecs, qu’il transforme en une saisissante métaphore de ce qui se joue réellement dans la vie carcérale. Dans un combat inégal par nature, il faut d’abord regagner sa propre conscience, celle de ses limites objectives, et de l’inefficacité qu’elles peuvent entraîner; celle de ses potentialités humaines qui comptent toutes, à condition de répondre à un principe directeur mûrement réfléchi et défini, une espèce d’abstraction, une stratégie essentielle où chaque étape du combat a une opportunité vitale. Au fond, c’est à contre-courant de toutes les rages et de la sienne en particulier, qu’il s’agit de reconstruire un noyau vital et indestructible. Pour y parvenir, Karim se portera résolument sur les voies conjuguées de l’abstraction et de la foi. Cette foi est pour lui comme une espèce d’existentialisme reposant sur la pratique d'un bilan auto-critique sans détour : un bilan personnel, qui se doit d’être exempt de toute exaction ou injustice perpétrée sur autrui ; un bilan fait au jour le jour dans l’implacable face-à-face carcéral et sans aucune complaisance.
Et l’acier fut trempé…
Peu à peu, le coupable se transmue en juge, juge d’une société qui produit une délinquance dont la violence est inversement proportionnelle au caractère dérisoire des enjeux, comme le lui fait observer Gérard, miraculeusement réchappé de la peine de mort après l’abolition de cette dernière. Jour après jour, ce bilan rend voix à son enfance assoiffée d’affection et de sérénité. Peu à peu, tout en lui faisant prendre conscience de la valeur libératoire du pardon, il lui ouvre les perspectives d’une vie sociale dans ce qu’elle a de plus formateur, positif, et ouvert sur autrui, le plaçant naturellement sur les rails de la solidarité. Et l’acier fut trempé, pourrait on dire en guise de conclusion. Pour Karim, la prison sera donc à la fois le lieu d’un rachat authentique parsemé de supplices parfois extrêmes et finalement le lieu d’accomplissement de sa rédemption, et du rétablissement de son humanité intégrale. Rédemption est un récit de témoignage qui porte sur quelques une des formes d’incarcération que peut subir un être humain : celle d’un enfant livré à l’espace clos de la maltraitance et du racisme d’adultes censés veiller à sa préservation, celle d’un coupable incarcéré pour s’acquitter d’un délit grave mais qui n’en a pas moins des droits fondamentaux. Son intérêt est de montrer que la prison expiatoire d’une faute peut être le lieu d’une parole socialisante par excellence, parallèle à une reconstruction humaine. Il redonne toute son actualité à cette question essentielle : « l’action d’un jour détermine-t-elle un homme pour toujours ? » Rédemption réussit le pari de ne pas laisser le quotidien carcéral se fondre dans l’oubli. Il est la preuve que, au contraire, par les efforts conjugués de la mémoire et de l’écriture, il est possible et nécessaire de restituer ce quotidien carcéral , avec brio, courage et sincérité. La particularité de ce livre essentiel est d’avoir, dans un même mouvement, développé un drame familial, carcéral et social. D’où son autre caractère, cinématographique, primordial par les temps qui courent, où l’image tient un rôle prédominant mais où, aussi, le message humain peut s’exprimer sans altérer l‘esthétique d’une œuvre. Karim Mokhtari et Charlie Carle: Rédemption - Itinéraire d’un enfant cassé, Éditions Scrineo, 2013