Georges Corm : « les États-Unis et leurs alliés peuvent jouer sur plusieurs scénarios en Irak »
Par N.TPublié le
Économiste, historien spécialiste du Proche-Orient, Georges Corm livre quelques clés de compréhension de la situation chaotique en Irak. Il met en exergue la responsabilité des "envahisseurs américains", des gouvernements qu’ils ont installés depuis et des institutions politiques et constitutionnelles mises en place.
- Comment qualifierez-vous la situation actuelle de l’Irak, vingt ans après l’intervention américaine ?
Nous sommes tout bonnement en présence d’un chaos quasi-naturel qui s’est installé avec l’invasion américaine …
- Naturel, donc inévitable ?
Absolument ! Comment pouvait-il en être autrement après 13 années d’embargo criminel qui ont affamé et considérablement appauvri la population toutes communautés confondues, l’invasion américaine de 2003 et la mise en place d’un système communautaire… le tout accompagné d’un récit stéréotypé résumant le contexte et les motifs de l'invasion à l’oppression des chiites par une minorité sunnite…
- Les djihadistes ont-ils emporté une première victoire ?
Je ne suis pas un stratège militaire et ne peut donc répondre précisément à cette question. En revanche, il me semble important de revenir sur cette appellation de Djihadistes, complètement inappropriée à mon sens. Dans la religion musulmane le djihad a un sens noble qui ne peut s'appliquer lorsque des musulmans combattent d'autres musulmans sous la prétention qu'ils sont les seuls à détenir le "vrai" islam. Ils sont donc des "excommunicateurs", soit des "takfiri". Cette idéologie provient d'une radicalisation du wahhabisme saoudien et d'écoles coraniques pakistanaises qui ont fait émerger le phénomène Taliban en Afghanistan. Le développement de cette idéologie a été appuyé par les alliés occidentaux de ces deux pays depuis plusieurs décennies.
- On a le sentiment que les formations politiques ont été pulvérisées, qu'elles ne jouent plus aucun rôle…
Ceci n’est pas sans lien avec le traitement médiatique des événements. Nous avons connu la même chose au Liban. La presse internationale n’a d’yeux et d’oreilles que pour le premier ministre Nouri al-Maliki, tout le reste du paysage politique est soigneusement occulté, la voix même des autres formations chiites, opposées à la politique du premier ministre, est ignorée. De là le sentiment que tout se joue dans ce seul espace politique de confrontation entre un pouvoir perçu comme chiite et l'ensemble des sunnites. Il est une vérité qui ne peut plus être contournée : celle d’une opération de manipulation médiatique à grande échelle sous le contrôle des États-Unis avec la contribution des chaînes telles qu’al Djazira qui s’évertuent à jeter un voile sur la réalité irakienne, sur le pourrissement des conditions de vie d’un peuple historiquement exemplaire dans le monde arabe, un peuple cultivé et qui était sur la voie du développement économique et social accéléré. On n’insistera jamais assez sur la responsabilité des envahisseurs américains et des gouvernements qu'ils ont installés depuis l’invasion, ainsi que des institutions politiques et constitutionnelles mises en place.
-Comment la situation pourrait-elle évoluer ?
La partie n’est sans doute pas facile pour l’armée irakienne, mais je pense qu’elle va avoir les capacités de se reprendre. Ceci dit la confusion est grande, rien n’est vraiment certain, y compris dans le soutien qu’elle est supposée recevoir de l’extérieur. Comme on a pu le voir dans le passé, il se peut très bien que les États-Unis et leurs alliés fassent en même temps une chose et son contraire, jouant sur plusieurs scénarios possibles, dont la fameuse réorganisation du Moyen-Orient dont rêvent les Israéliens et les néo-conservateurs sur des bases ethniques et communautaires. Mais rien n'est joué pour l'instant. Comme en Syrie, on pourra avoir une situation qui s'éternise de violences et de déplacements forcés de population.
- Qu’en est-il des Kurdes, comment pourraient-ils peser sur le cours des choses ?
Notons que la déclaration pour le moins inquiétante du fils du grand chef Kurde, Barazani, qui verrait d’un bon œil la constitution d’un État sunnite tampon avec le reste de l’Irak. Les Kurdes ont depuis la guerre 14-18 aspiré à l’indépendance dans un grand Etat qui rassemblerait les zones kurdes d'Irak, d'Iran, de Turquie et de Syrie. La zone autonome kurde en Irak pourrait-elle, dans la conjoncture présente se renforcer et espérer parvenir au rassemblement des différents territoires à population kurde. Ils sont vraisemblablement partagés entre cet objectif politique et idéologique et leur maintien dans le territoire irakien dans le cadre d’un système fédéral où la conjoncture actuelle leur permettrait éventuellement d'agrandir et de renforcer leur zone d'autonomie.
Source : l'Humanité Dimanche n° 418