Photo du spectacle (Patrick Imbert)

Danse contemporaine en Méditerranée : «Exposition universelle», un propos résolument politique !

Au Théâtre de la Minoterie le 9 décembre 2011, les gens se pressent dans «la rue», espace singulier à l’entrée de cette scène conventionnée pour les expressions contemporaines, pour aller voir le spectacle «Exposition universelle» qui clôture la quatorzième édition du festival Dansem, Danse contemporaine en Méditerranée.

«Exposition universelle» joue à guichet fermé, comme en miroir au phénomène majeur de ces expositions coloniales, universelles ou internationales passées où les avancées technologiques de l’Occident voisinaient avec l’exhibition des « indigènes » des colonies.

Le ton de cette proposition artistique est donnée d’emblée par Rachid Ouramdane, chorégraphe et danseur, qui impose à son public une longue entrée dans une scène plongée dans une lumière quasi aveuglante, celle des interrogatoires, des expositions violentes, pas celle à laquelle on s’attend dans une salle de spectacle. Le corps du danseur raide, les yeux clos, les bras le long d’un corps tout de noir vêtu, qui tourne à l’infini, scénarisé sur ce socle qui tourne, nous renvoyant cette figure des zoos humains tant prisés du temps des colonies.

Résolument politique, cette danse documentaire le sera tout au long que durera cette réflexion dansée sur le rapport au pouvoir et l’asservissement aux idéologies. Cinquante cinq minutes pendant lesquelles Rachid Ouramdane met en scène des tableaux visuels et sonores en solo, ou plutôt en duo avec le musicien et compositeur Jean-Baptiste Julien qui propose une création sonore jouée en live sur le plateau, mais aussi des outils visuels au service d’un propos à l’instar de ces écrans qui diffusent de la vidéo ou de ce monumental balancier au centre de la scène, sur lequel est monté un spot d’éclairage, et qui tournera jusqu’à la fin du spectacle, imposant une image continue de cette prédominance de la machine sur l’homme et de la prégnance des formes autoritaires.

« Avec ma nouvelle création, je cherche à faire du plateau une base de données sur les diverses représentations nationales et leurs évolutions au cours de l’Histoire.

De quelle façon une idéologie s’incarne t- elle dans des formes sensibles ? Quelles attentes du pouvoir l’œuvre d’art vient-elle servir ? Quels stigmates l’histoire politique laisse t- elle sur les corps ? Aucune société, que le pouvoir y soit conservateur, libéral ou révolutionnaire, ne s’est développée en considérant l’art comme production accessoire.

L’histoire politique est indissociable des formes qui l’incarnent. Arts affiliés à l’idéal d’une nation, science héraldique, art des blasons, mouvement futuriste, esthétique commémorative, réalisme socialiste, corps statufiés et monumentaux, idoles officielles et graphisme d’état… c’est cette multiplicité d’images que je tenterai de faire apparaître, comme des réminiscences, par le biais de la danse, d'une création sonore live, et de la vidéo.

Entre esthétique posturale, images de virtuosité physique ou actions proches du Body Art, il s’agira pour moi d’endosser des types de corps validés par certains régimes politiques, d’incorporer, littéralement, les couleurs des insignes nationaux ou de se fondre dans la plastique d’Etat. Sur une scène de leurres où la réalité se désagrège dans des espaces virtuels, des truchements visuels et des artifices sonores, c’est la dissolution du corps dans des idéaux officiels qui sera mise en jeu. » explicite Rachid Ouramdane dans le dossier de présentation de la création.

Et c’est à cette recherche identitaire et formelle que nous assistons avec une succession d’esthétiques officielles imprimées dans le corps du danseur : portrait de l’artiste en dictateur masqué, en ouvrier au poing levé, en danseur de claquettes jusqu’à cette image forte de l’ultime tableau : un « cocorico » clownesque et terrifiant, où le visage du danseur apparaît intégralement maquillé de bleu, blanc, rouge.

La musique parcourt des univers tour à tour lancinant avec un jeu de métronomes qui pulse à l’infini et impose des gestes à l’homme-machine, cacophonique, saturé, ou hypnotique. « Nous avons beaucoup travaillé autour de l’éloquence musicale de ces régimes : sur leur manière d’utiliser la musique pour hypnotiser les foules ou les rallier à leur idéologie… », explique encore Rachid Ouramdane.

Ce final de Dansem a été spectaculaire au premier sens du terme : une création engagée, une proposition qui a tenu en haleine une salle comble et ce, nonobstant les passages à la limite du supportable notamment dans la saturation du son et ce corps poussé à la limite de la danse.

Sylvain Berteloot, assistant de direction artistique de l’Officina/ Dansem, partage son émotion à la sortie de la salle ce vendredi 9 décembre en ces termes : «Rachid Ouramdane est un artiste majeur que l’on voit peu à Marseille, aussi c’était important pour nous de l’inviter ce soir. Cette pièce est surement plus aride que d’autres, mais elle témoigne à mon sens du monde d’aujourd’hui et des questions qui le traverse.

La question des identités, des identifications avec cette dénonciation du principe de singularité, ce concept scientifique qui établit l’hypothèse que dans une période future la machine remplacera l’homme…Ce qu’on a vu ce soir est à la fois tellement concret et tellement abstrait que je suis encore sous le choc face à cet homme qui résiste face à ces systèmes totalitaires ou normalisants (…) Rachid Ouramdane brasse tout cela avec un corps de danseur, toute sa fragilité et en même temps toute sa force (…) C’est dur d’une certaine manière de finir Dansem avec ce spectacle dans ce que ça véhicule comme sens mais c’est vraiment l’endroit où on est actuellement, avec certes une forme de poésie, une poésie qui peut encore interroger les gens.»

Nadia BENDJILALI

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