Ibrahim Maalouf : ''La musique est une quête de liberté''
Par N.TPublié le
Au début du mois, se tenait à Paris le salon Musicora. Cette année, Ibrahim Maalouf était le parrain de ce rendez-vous de la musique classique et du jazz.
L’occasion de parler poésie, métissage et engagement avec le célèbre trompettiste. Entretien...
Dans le milieu feutré du jazz, vous êtes un artiste populaire. Comment est-ce perçu ?
Ibrahim Maalouf. Je ne sais pas. Je manque de recul. J’ignore ce que le monde du jazz pense de moi. Certains doivent aimer et d’autres non. Je trouve d’ailleurs cela sain.
Vous étiez le parrain du Musicora. Comment cette initiative est-elle venue ?
I. M. Ils souhaitaient une personnalité pour porter médiatiquement le salon. Cette année, il s’ouvrait sur le jazz et la musique classique et non plus sur cette seule dernière. J’ai dans un premier temps refusé de peur de ne pas être à la hauteur de la mission. Et puis je souhaitais une réelle implication de ma part et pas seulement être un nom.
Vous y avez donné un concert avec 1 000 musiciens amateurs…
I. M. Cette idée me poursuivait depuis un long moment. J’attendais la bonne opportunité. Depuis de nombreuses années, je défends l’improvisation. Il nous faut relancer l’enseignement de l’improvisation au sein de l’apprentissage de la musique classique. Cette habitude a été perdue depuis près d’un siècle. Elle demeure pourtant très importante dans la construction pédagogique des musiciens. Aujourd’hui, demandez à un musicien classique de jouer sans partition et d’inventer : il ne saura pas le faire. Il s’agit d’une perte considérable lorsque l’on sait que, dans l’histoire de la musique, tous les grands compositeurs, tous les grands musiciens, étaient des improvisateurs. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des exécutants, à des interprètes. Ils ne sont plus des créateurs. À cause de cela, la musique classique a perdu une part de son public. Les gens ne se sentent plus concernés. Quand un genre musical ne se renouvelle pas, le public déserte. L’improvisation est la clé pour garder et conquérir un public. Et les musiciens peuvent s’épanouir davantage en créant et en inventant.
Vous évoquez l’importance de la créativité et de l’improvisation. Vous avez toutefois déclaré : « La musique est mathématique, c’est de la géométrie, c’est du calcul. » Ne faut-il pas y voir une forme de contradiction ?
I. M. Absolument pas. Les grands mathématiciens définissent leurs spécialités selon deux ensembles complémentaires. D’un côté, le logicien, qui analyse, calcule et exploite les connaissances dont il dispose. De l’autre côté, et à part égale, l’inventeur, qui suit son intuition. Ces deux aspects, la logique et l’intuition – la poésie –, fondent le mathématicien. Les musiciens ont perdu cela. Dans la Grèce antique, le penseur était à la fois mathématicien, philosophe et musicien. Pythagore en est l’illustration. N’oublions pas aussi que la musique est un art du plaisir.
Selon vous, dans le climat hostile dans lequel nous vivons, l’art et la musique ont-ils un rôle à jouer ?
I. M. L’artiste est – parfois même malgré lui – toujours militant. Car l’art en soi est une forme de militance. L’art est une quête de liberté. L’artiste enfermé dans des dogmes ou des idiomes n’existe pas : l’artiste au service d’une idéologie devient un propagandiste. Notre objectif, à nous artistes, est de demeurer libre. Notre militantisme est un message artistique avec une portée sociale symbolique qui est la liberté absolue et non négociable.
Après les attentats de janvier, vous avez tenu à vous exprimer. Pourquoi ?
I. M. En tant qu’artiste responsable, je ne pouvais pas jouer à l’autruche. Nous n’avons pas le droit d’ignorer ces événements. Jamais nous ne devons oublier ce qui s’est passé. Il est impossible de parler de liberté de créer, de liberté d’expression en occultant ces faits. La liberté d’expression a été mise à l’épreuve.
Quel regard portez-vous sur notre société et la France post-attentats ?
I. M. Je ne souhaite pas associer ma musique et mon avis personnel. Je réponds donc en tant que citoyen. Je suis très inquiet. Au-delà du danger de la stigmatisation d’une partie de la population, j’ai une vraie crainte. Notre époque ressemble beaucoup à la manière dont on gérait la communauté juive dans les années 1920 et 1930 en France. Il suffit de plonger dans l’histoire de l’Europe et les écrits de ces années-là pour y trouver un parallèle malsain et dangereux. Il existe une manière de stigmatiser, de pointer du doigt. Nous sommes en train de trouver un bouc émissaire à la crise.
Votre parcours est jalonné de nombreuses collaborations hétéroclites : Sting, Vincent Delerm, Oxmo Puccino…
I. M. Le dialogue musical, le métissage, l’association de cultures ou d’identités différentes est un beau message. Ce n’est pas un cliché de dire que la musique transcende toutes les différences. Il s’agit pour moi d’une philosophie, d’une manière de vivre. Toutes ces rencontres sont bonnes à vivre. J’ai été éduqué en ne refusant aucune rencontre. J’ai grandi de par mes parents libanais dans une culture arabe d’origine chrétienne. Il est passionnant de chercher et de trouver les points qui réunissent.
Entretien réalisé par Lionel Decottignies
Source: l'Humanité Dimanche du 19 au 25 février