"Daech est à l’apogée de la radicalisation djihadiste..." (DR)

Sans l’ONU, la Russie et l’Iran, impossible de vaincre Daech

La guerre qui ravage la Syrie depuis 4 ans ébranle la forteresse européenne et bouleverse la donne au Proche-Orient. Soutien de Damas, la Russie 
est entrée ouvertement en scène. Poutine avance la proposition d’un front commun contre Daech en Syrie, associant le régime 
de Bachar Al Assad, 
les Occidentaux et leurs alliés arabes. La France, à son tour, lance des frappes sur 
le territoire syrien. Quelle est la portée 
de ces retournements ? Offrent-ils l’opportunité de briser Daech ?

Si l’on en croit la grande majorité des médias occidentaux, le régime de Damas est sur le point de s’effondrer, son armée serait quasiment anéantie, au mieux dans la débandade, mise en échec sur plusieurs fronts par les puissantes milices de djihadistes. Le « dictateur sanguinaire » serait replié dans son bunker, pressé d’achever la sale besogne d’extermination de son peuple en attendant sa fin. Nombre d’éditorialistes et autres observateurs se fendent régulièrement de ce genre de description pour le moins expéditive, voire absurde.

Que faire en effet des témoignages, nombreux, d’observateurs qui ont séjourné en Syrie ? « Malgré des années de terrorisme de masse et les sanctions occidentales, l’État syrien fonctionne étonnamment bien. En juillet, notre groupe a visité de grands centres sportifs, des écoles et des hôpitaux », décrit ainsi Tim Anderson, maître de conférences en économie politique à l’université de Sydney (Australie), qui a séjourné en Syrie à deux reprises. Certes, « le chômage, les pénuries et les pannes d’électricité gangrènent le pays. Les djihadistes attaquent aussi régulièrement des centrales, amenant le gouvernement à pratiquer le rationnement de l’électricité jusqu’à ce que le système soit remis en état. Il y a des pénuries graves et une pauvreté généralisée, mais, malgré la guerre, la vie quotidienne continue… » écrit-il dans une contribution publiée sur le site reseauinternational.net. Discours mensonger, affabulation ? Il est sans doute difficile de faire la part des choses, reste que les articles qui annoncent régulièrement l’implosion imminente du régime n’ont pas plus de crédibilité.

Les fantômes de Saddam hussein et Kadhafi

Que faire aussi des interventions de Bachar Al Assad dans la presse, de ses déclarations fustigeant le rôle des Occidentaux dans l’expansion des djihadistes ? « Tant que je serai à la tête du pays, ils continueront à soutenir le terrorisme parce que leur objectif principal en Syrie et dans d’autres pays est de changer les présidents, les États ou, comme ils disent, abattre les régimes. Pourquoi ? Parce qu’ils veulent que certains dirigeants partent pour les remplacer par des individus qui agissent dans leurs intérêts et non dans celui de leur peuple. » Le chef de l’État syrien convoque les fantômes de Saddam Hussein et de Mouammar Kadhafi, et il n’a sûrement pas tort.

Base russe à Lattaquié

Une chose au moins est sûre, dans tous les cas : même s’il a subi des revers, le régime syrien est encore bel et bien en place. Et il est désormais renforcé par le soutien militaire de Moscou. Les États-Unis s’alarment de l’aménagement par les Russes d’une « base aérienne avancée » à Lattaquié, port syrien, fief de Bachar Al Assad. Le Kremlin serait même disposé à envoyer des troupes au sol pour prêter main-forte aux Syriens. « S’il y a une demande (de Damas – NDLR), celle-ci sera naturellement discutée et évaluée dans le cadre de nos contacts bilatéraux », a déclaré, vendredi 18 septembre, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, cité par l’AFP.

Daech investit en turquie et au liban

Cette nouvelle configuration militaire est à mettre en rapport avec la puissante implantation de Daech en Irak et en Syrie. Le chercheur irakien Hisham Al Hashimi, collaborateur de plusieurs centres de recherche stratégiques, est l’un des meilleurs spécialistes de l’« État islamiste ». Dans un long entretien audio, en ligne sur l’Humanité.fr, il décrit l’organisation très élaborée de l’« EI », son mode de fonctionnement infaillible. « Daech est à l’apogée de la radicalisation djihadiste », résume-t-il. Il explique l’articulation des trois zones de déploiement sur les deux territoires, irakien et syrien (zones militaire, sécuritaire et civile). Il révèle la puissance de feu, les 7 divisions, les centaines de blindés, les milliers de véhicules, les plus de 120 000 hommes, les 6 à 7 millions de personnes sous influence, les sources de revenus – la vente d’organes, de pièces d’archéologie, de pétrole et les rançons, le trafic de stupéfiants et les impôts – et aussi, chose rarement évoquée par les médias occidentaux, le développement d’une arme chimique à base de chlore, plusieurs fois utilisée, notamment en Irak et à Kobané. « Daech contrôle 90 % des ressources pétrolières syriennes, 
7 à 10 % des capacités irakiennes. L’organisation investit en Turquie et au Liban, où elle trouve sans difficulté des réseaux de blanchiment de ses fonds. La famille d’Al Baghdadi (le calife à la tête de l’« EI » – NDLR) réside tranquillement en Turquie avec des titres de séjour en bonne et due forme… » détaille Hisham Al Hashimi. Le jeu pour le moins obscur d’Ankara est en effet du pain bénit pour l’« EI ». « L’émergence d’un État kurde est la menace prioritaire aux yeux des Turcs. Ces derniers craignent par ailleurs un affrontement direct avec Daech. »

Un silence coupable face aux crimes d’erdogan

La situation du régime syrien, tout autant que la montée en puissance des troupes djihadistes et l’attitude de la Turquie nourrissent un vif débat en France, notamment depuis l’annonce de la décision de frappes ciblées. « Les hommes et les femmes qui ont lutté héroïquement à Kobané sont aujourd’hui pris en étau. Face à ces crimes de guerre, les pays occidentaux observent un silence coupable. Nous le disons avec force : assez de complaisance ! Quelles sanctions la France compte-t-elle prendre contre le régime d’Erdogan ? Si nous laissons anéantir les Kurdes, nous aurons perdu la bataille contre Daech ! » a réagi François Asensi, député du Front de gauche, lors du débat parlementaire autour de la décision de frapper en Syrie. « S’il n’existe pas de hiérarchie dans l’horreur, on ne peut pour autant mettre sur le même rang un dictateur et une idéologie porteuse de l’anéantissement de l’humanité », a-t-il ajouté. Et d’appeler « à bâtir une grande coalition militaire contre Daech sous mandat de l’ONU, impliquant la Russie et l’Iran. Et à élaborer une feuille de route concertée pour la transition politique en Syrie sans en faire un préalable à la coalition, à appuyer immédiatement les efforts des résistants kurdes et, enfin, à assécher les sources de financement du terrorisme ».

Nous sommes, tout compte fait, bien loin des lectures simplistes résumant la situation de la Syrie à l’affrontement entre un « dictateur sanguinaire » et des « forces démocratiques » qui partageraient leur opposition à Bachar Al Assad avec des milices de djihadistes de type Jabhat al-Nosra, lesquelles furent généreusement armées avec la bénédiction du Quai d’Orsay. Cette version des faits a longtemps voilé le prolongement en Syrie de la stratégie de recomposition du Proche-Orient en instrumentalisant, tout comme en Irak, la fracture entre chiites et sunnites. Un terreau inespéré pour la graine assassine de l’« État islamique », qui déploie aujourd’hui de solides ramifications jusqu’au Maghreb. À l’évidence, les apprentis sorciers sont encore légion dans les coulisses des diplomaties occidentales qui s’obstinent à tabler en priorité sur la chute de Damas, dernier rempart pourtant contre l’expansion de Daech et contre l’émergence et l’implantation définitive de l’Abistan, ce totalitarisme religieux abominable, cauchemardesque, campé par l’écrivain Boualem Sansal à l’horizon 2084.