Jérôme Ferrari, une particule libre de la galaxie littéraire... (DR)

Jérôme Ferrari : "le chemin qui mène de l’amour des sciences à la bombe A est une chute"

Lauréat du Goncourt 2012, Ferrari revient avec "Le Principe", publié aux éditions Actes Sud.

L’écrivain s’en remet 
à la figure tutélaire 
du physicien allemand Heisenberg, l’inventeur du principe d’incertitude, pour livrer, par une écriture flamboyante et magnétique, le récit d’un jeune philosophe qui tente, au début du XXe siècle, d’analyser le mal 
à l’œuvre dans le monde contemporain. Entretien avec une particule libre de la galaxie littéraire. Entretien...

Vous avez remporté le Goncourt en 2012. Est-ce digéré ?

"J’ai des problèmes d’agenda, d’excès d’avion mais en aucun cas de digestion. J’ai pensé au prix de manière abstraite afin de me prémunir des risques ou symptômes post-Goncourt. Je n’ai reçu aucune pression de mon éditeur. Ma seule inquiétude fut que ma maison d’édition me laisse écrire n’importe quoi.

Vous revenez avec un roman consacré au physicien allemand Werner Heisenberg…

J’entretiens de vieilles relations avec la physique quantique. J’ai d’emblée été passionné. Heisenberg était celui pour lequel j’ai eu une sympathie immédiate. Il réside dans son interprétation de la physique quantique un rapport direct entre la science et la littérature. Sur sa pensée, il existe des relations si évidentes qu’il est possible d’en faire un matériau de roman. Toute l’interprétation de la physique quantique chez Heisenberg tourne autour de l’incapacité des langages communs à décrire le monde de la physique atomique. Il faut donc la décrire de manière partielle ou métaphorique. Tâche qui revient aussi à la poésie. Au niveau de sa personne, il a vécu de 1901 à 1976. Il a donc traversé le destin allemand. Pour des raisons peu claires, il est resté en Allemagne. Des polémiques subsistent sur son rôle. Il s’agit d’une figure paradigmatique intéressante.

Justement, l’aspect polémique n’apparaît pas dans le roman. 
On ignore s’il était consentant 
ou contraint à exercer pour le régime nazi.

Un roman n’est pas un tribunal. Le romancier ne fait ni plaidoirie ni réquisitoire. Sinon, j’aurais fait une biographie. À regarder les faits, il est possible d’avoir deux versions diamétralement opposées. J’ai choisi le flou. Toutefois, je ne crois pas que Heisenberg ait quoi que ce soit à se reprocher. Hormis le mauvais choix d’être resté en Allemagne. De ce choix découlent les événements de manière mécanique. Je ne crois pas que l’homme ait tout fait pour doter l’Allemagne de la bombe nucléaire.

Il se dit même qu’il aurait freiné les recherches…

Il n’était pas idiot. Jamais il n’aurait pu dire une telle chose. Il n’aurait pas été audible. Cette citation est erronée. Or, cette thèse revient souvent. La phrase qu’il a prononcée était qu’il était possible techniquement de la mettre au point mais que cela nécessitait des investissements techniques, humains et financiers considérables sans garantie de résultat. Il a dès lors mis un terme au projet de bombe. Il a reconnu avoir été épargné de se poser des questions morales.

Au travers de ce cas particulier 
se pose la question du progrès 
et de la science… En dehors de toute marche mécanique, pensez-vous que l’on puisse interroger le progrès ?

Prendre le progrès à rebrousse-poil n’est pas foncièrement nouveau.

Vous le faites mais pas de manière réactionnaire…

J’espère que non. Le mouvement du roman est celui d’une chute. Le point haut est l’amour gratuit pour la connaissance. Je suis admiratif de cette conception aristocratique des savoirs qui n’est pas conditionnée par des contingences techniques. Il est impossible de se douter au départ qu’il sera possible de donner une application technique à cette science un peu « bizarre ». Puis, nous sommes en 1938 et l’on découvre la fission nucléaire, qui donnera naissance à la plus grande application technique possible et la pire jamais imaginée. À savoir, la bombe atomique. Étienne Klein a cette phrase : « Les hommes savent ce qu’ils font mais ne savent pas ce que va faire ce qu’ils font. » Il existe chez Heisenberg une mécanique qui dépasse la simple volonté humaine. Passer d’une appétence esthétique pour la science fondamentale à une effroyable application technique est le mouvement du roman. Il me semble que les mathématiques ne sont pas épargnées. Beaucoup de mathématiciens sont utilisés pour les algorithmes financiers… Il me semble que le chemin employé est le même. Les catastrophes surviennent dans la mécanisation des processus. J’ai tendance à penser que les problèmes des hommes ne peuvent se résoudre que dans des crises monstrueuses. Les changements proviennent par l’implosion des systèmes. Et non par l’action politique mesurée.

L’action politique serait vaine ? 
La Grèce s’affirme 
comme un contre-exemple.

Je ne demande qu’à être ré-enchanté. Si la Grèce réussit, ce sera la preuve expérimentale que la politique a encore une efficacité. Il s’agit d’un test démocratique très fort. Je le souhaite ardemment mais j’y crois peu. En cas d’échec grec, ce sera la preuve par l’exemple que nos « démocraties » sont purement formelles. Nos démocraties démontrent que l’on peut voter sans être écouté et que l’on peut dire à peu près n’importe quoi sans prendre de coups de matraque. C’est déjà ça mais ça ne fait pas de cela une démocratie.

Votre plume est poétique. Comment mettre en mots 
et en musique la vie d’un physicien sans se perdre dans le jargon ?

Il faisait partie des écueils identifiés. Mon parti pris était de ne pas romancer. Chaque parole, chaque action des personnages historiques a été dite ou faite. Pour l’aspect biographique, j’ai introduit un narrateur afin de ne pas être dans la fausse objectivité. Pour ce qui est de la physique, j’ai fait le pari que le lecteur accepterait par endroits de ne pas comprendre. J’ai pris pour cobayes mon éditrice et ma femme. Elles ont toutes deux l’immense avantage de ne rien comprendre à la physique quantique.

"Le Principe", Jérôme Ferrari. Actes Sud, 160 pages.

 

Source: L'Humanité Dimanche du 5 au 11 mars