"J'ai peut-être commis des erreurs, mais je n’ai pas commis de crime… La lutte pour la démocratie n’a pas de fin... » (DR)

Brésil: Dilma Rousseff écartée, le pays fait un saut dans l’inconnu

Le coup de force institutionnel a eu raison de Dilma Roussef qui laisse un pays livré aux apprentis sorciers de la droite. Le président intérimaire prépare un virage libéral sous pression du patronat. Le Parti des travailleurs sort défait de cette épreuve politique.

La droite brésilienne savoure sa victoire. Dilma Rousseff a été, comme prévu, écarté du pouvoir au terme d’un tour de passe-passe institutionnel orchestré par des parlementaires qui sont, dans leur grande majorité et contrairement à elle, notoirement corrompus. Les sénateurs (55 sur 81) ont donné, jeudi 11 mai, le feu vert à sa suspension pour une durée maximale de 180 jours, le temps d’un procès pour « manipulation » des comptes publics. «Une farce juridique », a dénoncé la présidente. « J’ai peut-être commis des erreurs, mais je n’ai pas commis de crime… La lutte pour la démocratie n’a pas de fin », a-t-elle lancé à l’adresse de ses partisans au moment de son départ du palais.

Nul dans son camp ne se fait d’illusion sur l’issue de cette opération qui s’apparente en réalité à un coup d’Etat, dont le grand gagnant est pour l’instant le vice-président Michel Temer, 75 ans, qui prend les rênes jusqu’à la fin du mandat, le 31 décembre 2018. Sa cote de popularité est proche de zéro, selon un récent sondage de l'institut Datafolha et plus de 60% des brésiliens souhaitent sa destitution. Ce centriste membre du Parti du mouvement démocratique brésilien -PMDB, sous enquête du parquet pour plusieurs faits de corruption- n’en est pas moins déterminé à amorcer un virage libéral au nom de la sacro-sainte réduction du déficit budgétaire. Privatisations, réformes des retraites et coup de serpe dans les acquis sociaux, à commencer par la célèbre Bolsa Familia versée au plus démunis, constituent sans surprise l’essentiel de son programme d’urgence pour « renflouer les caisses » de l’Etat, notent les observateurs. Le président intérimaire s’en défend, il s’est empressé de rassurer dès sa prise de fonction, mais sûrement sans convaincre les millions de brésiliens qui s’attendent à une régression sociale plus ou moins accélérée. « Je crains que ceux qui vont lui succéder (à Dilma Roussef) vont effacer tout ce qui avait été fait pour les pauvres », a confié Benedito Polongo, un concierge de 63 ans, à l’agence Reuters. Il se souvient qu'il n'avait ni travail ni compte en banque avant l'accession de Lula à la présidence en janvier 2003, rapporte-t-on.

Risque de vraie fracture

« Tout va dépendre de de la brutalité des mesures qui vont être mises en place. L’Argentine par exemple (dirigée par la droite depuis fin 2015, NDLR) en est déjà à 130.000 licenciements entre le privé et le public », commente Maurice Lemoine, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, spécialiste de l’Amérique Latine. Il s’attend à une « montée en puissance progressive de la mobilisation populaire ». Mais surtout, le risque est grand selon lui d’une « bipolarisation » à court terme de la société brésilienne. « Jusqu’à présent le mode de gouvernement mis en œuvre aussi bien par Lula que par Dilma consistait à défendre les intérêts des plus pauvres tout en préserver ceux des classes dominantes. A l’inverse, avec ce coup de force institutionnel contre une présidente démocratiquement élue, il n’est pas impossible de voir apparaître une vraie fracture entre les plus pauvres et les classes dominantes, y compris une partie des classes moyennes », explique-t-il.

La lutte des classes en somme, jusque-là contenue par des mesures de justice sociale et qui pourrait bien éclater au grand jour, déboucher sur des situations de violence. Le spectre hante d’ailleurs d’ores et déjà la nouvelle équipe aux commandes. Il est urgent de « pacifier la nation et d’unifier le pays » a insisté le président par intérim lors de son investiture. Il faut en effet faire retomber la pression, car le chantier est à peine ouvert. « L’objectif reste de casser définitivement le PT. Dans les semaines qui viennent, la Justice va s’acharner sur Lula pour l’empêcher de se présenter à la prochaine présidentielle en décembre 2018. Il s’agit aussi de donner un coup d’arrêt à l’intégration régionale  menée depuis 15 ans avec Chavez, d’Evo Moralez, Rapahël Korea afin de revenir aux bons vieux fondamentaux du néolibéralisme », pronostique Maurice Lemoine.

Mais pour enclencher cette marche arrière, encore faut-il sortir de la confusion juridique et politique. Rien n’est vraiment joué en réalité. « La situation est extrêmement évolutive. Si la vague de mises en examen se prolonge et si les partis politiques continuent à être décapités de la manière dont ils le sont, on peut imaginer un éventuel changement de scénario ne sachant pas trop qui va voter dans six mois », constate François-Michel Le Tourneau, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du Brésil. De plus, « il y a également des arbitrages qui vont être rendus sans doute par le tribunal supérieur fédéral sur la constitutionalité, la légalité d’un certain nombres de procédures, qui peuvent également interférer sur la procédure en cours. Dilma Rousseff peut encore jouer la carte de la démission, ce qui annulerait le processus de destitution », ajoute-t-il.

180 jours de procès

Un président illégitime et impopulaire, une classe politique largement corrompue, une droite revancharde… le Brésil entre ainsi dans une période de crise et de grande incertitude. Les 180 jours du « procès » vont être décisifs, marqués sans doute par une surenchère et plus d’exigences de la part des parlementaires qui ont écarté la présidente du pouvoir et adoubé Michel Temer. Il est peu probable qu’ils s’en tiennent aux seules coupes budgétaires annoncées par ce dernier pour « tranquilliser les marchés » et « restaurer la crédibilité du pays ». La droite va à n’en point douter vouloir gagner du temps et du terrain avant les prochaines échéances présidentielles. Il faut aussi compter avec la pression croissante du patronat. « C’est un véritable conflit de classe qui a abouti aux votes du Parlement et du Sénat, sous l’impulsion de la Fédération des industries et des économies, le Medef local à Sao Paulo, Etat le plus riche du Brésil. Il représente les industriels agricoles, le secteur bancaire et le secteur lié aux exportations, et s’est fortement mobilisé à travers les médias », rappelle Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS.

La bataille s’annonce rude aussi pour le PT qui sort défait de cette épreuve. Il lui faut en tirer les leçons et faire le ménage en son sein pour renouer la confiance avec les millions de laissés-pour-compte auxquels le dispositif social mis en place par Lula da Silva a permis de retrouver de la dignité. La partie n’est pas gagnée. Elle va sans doute se jouer à présent dans la rue avec l’entrée en scène des militants et des électeurs de gauche. « Une montée des tensions est probable et pourrait provoquer des troubles assez graves », confirme Kourliandsky. Le Brésil est désormais otage de la droite et de ses apprentis sorciers.