Thierry Fabre  Rencontres d'Averroès

Fethi Benslama: "Les Islamistes tunisiens n'ont pas les mains libres, ils doivent partager le pouvoir"

Face aux bouleversements inachevés qui ont cours en Tunisie, son pays d'origine, le psychanalyste Fethi Benslama, professeur à l'université de Paris VII, auteur de "Soudain la Révolution!", son dernier ouvrage, conserve un optimisme mesuré. Invité à la 18ème Rencontres d'Averroès (1) autour d'une table ronde animée par Thierry Fabre, concepteur et fondateur de l'évènement, il répond aux questions de médiaterranee.com

Mediaterrannée.com: Quel regard portez-vous sur la situation actuelle en Tunisie, notamment après la large victoire des islamistes au parlement?

Fethi Benslama: J'ai utilisé lors de mon intervention à la table ronde sur le thème "utopie sans lendemain ou promesse d'avenir", une expression de Gramsci (*) qui convient particulièrement car elle met en balance "le pessimisme de la réalité" et "l'optimisme de l'action".

Comment cette attitude s'applique-t-elle au contexte tunisien?

F. B: Je veux dire que la réalité tunisienne est compliquée et difficile au double plan politique et économique, de surcroît dans un pays qui découvre la liberté de manière intense. Ceci étant, elle n'exclut pas des marges de manœuvres pour préserver des acquis et protéger la Révolution.

Les islamistes qui viennent d'accéder au pouvoir sont issus d'un mouvement modéré, conservateur de droite, mais ils n'ont pas les mains libres. Ils sont contraints de partager ce pouvoir. Ce qui n'est évidement pas négligeable. L'opposition et la société civile conservent des capacités d'intervention sur le cours des choses.

Vous avez parlé à propos des islamistes de "recyclage". Votre approche est-elle assimilable à la thèse de la "régression féconde", développée par le sociologue Houari Addi à propos des islamistes algériens lors leur victoire controversée au début des années 90?

F. B: Non, je ne pense pas que les islamistes tunisiens soient dans un mouvement de régression, ils ont au contraire avancé. Ils tiennent en tout cas un discours plutôt modéré sur de nombreuses questions sensibles, dont celles concernant les femmes.

A l'inverse, les islamistes algériens rejetaient tout principe d'égalité homme/femme, ils n'avaient pas renoncé à des formes de terreur et exprimaient ouvertement leur opposition à la Démocratie.

S'agissant précisément du "recyclage" appliqué à la situation des islamistes tunisiens, je veux dire qu'il leur faut désormais prouver que leur idéologie peut parfaitement s'adapter aux règles de vie en démocratie. La Tunisie est le pays du Maghreb où ceci peut se faire, si les hommes et les femmes dans ce parti gardent une rationalité exemplaire.

Vous avez également évoqué une dimension "éthique et politique" de la Révolution tunisienne, qu'en est-il de la dimension sociale, sachant que les événements avaient été précédés par des soulèvements sociaux durement réprimés en 2008, notamment dans le bassin minier de Gafsa?

F B: J'ai parlé de dimension éthique pour expliquer que les gens se sont identifiés à Mohamed Bouazizi, à cet homme humilié qui s'était immolé par le feu. Et de dimension politique par référence à la nature des revendications. Les gens ont subitement exigé des droits politiques et sociaux, de la dignité en somme. C'était là une grande nouveauté qui faisait justement que nous étions en présence d'une Révolution. Pour dire les choses plus simplement, les gens ne demandaient pas seulement à manger.

Vous avez enfin aussi insisté sur la prudence de la population devant les débats qui s'ouvrent...

F B: Oui, c'est effectivement le cas, de larges couches de la population ont en effet peur de cette liberté tout fraîche, peur qu'un contexte anarchique menace les fondements sociaux. Ce qui explique probablement, en partie, le vote en faveur des islamistes. Le fait que l'Islam demeure ce qui détermine le lien social a sans doute beaucoup rassuré.

Propos recueillis par Nadjib Touaibia

(1) Les Rencontres d'Averroès sont produites et organisées par Espaceculture_Marseille depuis 1994, pour en savoir plus: www.espaceculture.net
(*) Antonio Gramsci (1891-1937) est un écrivain et théoricien politique italien d'origine albanaise, membre fondateur du Parti communiste italien.