Djemila Benhabib, "Après Charlie" : "La liberté d’expression garantit la démocratie"
Par nicolas éthèvePublié le
Les éditions H&O publient en avant-première en France Après Charlie, le nouvel essai de Djemila Benhabib. L’écrivaine québécoise d’origine algérienne y rend hommage à Charb et à la rédaction de Charlie Hebdo et fustige "la police de la pensée des élites démissionnaires". Elle appelle chacun à repenser la laïcité et à engager une bataille idéologique contre l’islamisme. L’écrivain Boualem Sansal préface l’ouvrage de sa "sœur et compatriote" qui "réveille en nous l’esprit de révolte". Entretien avec Djemila Benhabib.
- Djemila, vous étiez à Paris lors des attentats de janvier 2015. Qu’avez-vous ressenti alors ?
« Une profonde tristesse m’a habitée pendant des jours et des jours, puis des semaines et des mois. Face à l’ampleur de la boucherie, je n’y ai pas cru, au début. Je m’apprêtais à quitter le domicile de mes parents lorsque mon fil Twitter a signalé un attentat à Charlie Hebdo ; j’ai pensé à un canular de très mauvais goût. Alors, j’ai allumé la radio puis la télévision. Un moment plus tard, le téléphone s’est mis a sonné pour ne plus s’arrêter. J’ai évidemment pensé à Charb, menacé de mort, et à l’ensemble de la petite rédaction. Lui, je le connaissais personnellement depuis trois ans, car il m’avait remis le Prix international de la laïcité à la Mairie de Paris en octobre 2012. Son dernier message était un SMS pour le nouvel an… Malgré l’incroyable douleur qui me traversait, je n’ai cessé de donner des interviews le jour même pour des médias québécois qui bien entendu essayaient comme tous les autres de comprendre l’incompréhensible. Vers 19h00, je me suis dirigée vers la Place de la République avec mon père pour me joindre à cette formidable foule qui scandait dans la dignité "Je suis Charlie !". Je suis rentrée à la maison vers minuit. Ma dernière interview était réservée à une télévision. Un étrange sentiment m’a envahie. J’avais l’impression de revivre mes années algériennes entachées de sang et forgées de résistance. Je ne voulais qu’une seule chose : dire, parler, témoigner pour que nul n’oublie ce qui s’est joué à Paris ce fameux 7 janvier de cette maudite année 2015.
- La Une du Charlie Hebdo du 6 janvier 2016 a fait débat. Comment l’expliquez-vous ?
Nos médias dominants sont friands de petits scandales. C’est malheureusement ainsi qu’ils conçoivent l’information. Par contre l’éléphant dans la pièce, ils feignent ne pas le voir. Trop souvent, ils s’adressent à nos instincts les plus primitifs, oubliant que nous sommes aussi capables d’intelligence. Ils veulent tuer en nous l’être de raison pour nous infantiliser. Distinguons dans les réactions deux catégories : les journalistes, les intellectuels et les groupes communautaristes toujours prompts à accuser Charlie de mettre de l’huile sur le feu. Les #JesuisCharlieMais ! Cela évite de parler de ceux qui ont allumé le feu et l’entretiennent. Ceux là, ils portent devant l’histoire la responsabilité politique de l’assassinat de Charlie Hebdo. Ceux-là ont tenu la main des assassins. Dans la deuxième catégorie, on retrouve des critiques du style, "Charlie a reculé". La vérité, c’est que Charlie est amputé de plusieurs de ses membres vitaux. Et forcément, cela se reflète sur chacun des survivants. Je constate que Charlie continue de déranger et c’est tant mieux.
- Vous écrivez "un journal libre, c’est comme une femme libre". La liberté des médias et les droits des femmes sont donc des témoins de l’existence de la démocratie…
En réalité l’un et l’autre constituent des indicateurs qui nous permettent de mesurer l’état d’avancement ou de recul des sociétés. Ces deux-là vont ensemble. Ils sont indissociables. Une société qui accepte les exigences de la liberté d’expression traduit une forme de civilité dans sa conception de l’Homme dans la cité et crée un environnement empreint de respect pour les femmes. Ce qui rend possible l’exercice de l’égalité et de la participation citoyenne, en somme la démocratie. Ce n’est pas un hasard si les pays les plus arriérés en matière des droits des femmes sont les plus hostiles à la liberté d’expression. Regardez la situation en Arabie saoudite, en Iran, au Qatar par exemple. Que d’humiliations pour les femmes ! Que de morts pour les esprits libres !
- Que proposez-vous pour lutter efficacement contre le terrorisme islamiste ?
Il faut arrêter de tourner autour du pot et ouvrir un vrai débat sur l’islam. Oui, l’islam est malade et sa maladie s’appelle l’islam politique, énonçait le défunt Abdelwahab Meddeb. Le terrorisme ne tombe pas du ciel, ne se projette pas dans le vide, ne s’inscrit pas dans le néant. Il a pour racine une idéologie : l’islam politique. La haine des juifs, des femmes, des mécréants et des homosexuels est conceptualisée, théorisée, sacralisée même. Alors, sortir de cette situation exige de nous une certaine élévation, de la profondeur, de l’intelligence et des connaissances. Surtout, que les musulmans arrêtent d’inventer des coupables et des boucs émissaires à leur affligeant retard historique. Qu’ils injectent de la science, de la culture et de la raison dans le débat public et qu’ils commencent par le commencement c’est-à-dire par séparer le politique du religieux. »
Éditions H&O
256 pages – 17 €