Thomas Monin, Gabrielle Monin. L'Evidence. 2014. (© Magalie Vassenet)

Quelques nouvelles du loup du Pic Saint-Loup, par Thomas Monin

Tribune libre de Thomas Monin, l’auteur de l’Evidence à lire sur Médiaterranée. Il y parle de l’opération crowdfunding lancée pour sauver le loup, de toute l’histoire de la création artistique de l’Evidence et de la nature profonde de cette culture que certains voudraient flinguer comme l’essence éternelle de l’humanité. A lire et à partager par tous ceux qui marchent debout !

« Il se produit en ce moment même une incroyable mobilisation pour la restauration et le maintien de mon œuvre L’Evidence sur les flancs du Pic Saint-Loup. Le "loup du Pic Saint-Loup", bête monumentale au repos, de 9 mètres de long et 4,50 mètres de hauteur, était réalisé en fer forgé et gainé de tubes de silicone phosphorescent. Il pouvait ainsi s’observer aussi bien de jour que de nuit. Dans l’obscurité, il devenait un mystérieux être de lumière, comme une étrange apparition. La chose a été vandalisée le 20 octobre dernier. J’ai déposé une plainte auprès de la gendarmerie de Saint Mathieu de Tréviers et une enquête a été ouverte. Depuis, j’ai reçu des dizaines de messages de soutien d’amis ou d’anonymes, scandalisés et attristés. Un appel à participation a été lancé par Gwenaëlle Guerlavais et François Baraize pour la restauration et le maintien de la bête sur sa belle montagne, en partenariat avec Médiaterranée.

 

Sauvons le loup du Pic Saint-Loup ! C’est l’appel lancé par Gwenaëlle Guerlavais et François Baraize pour récolter des...

Posté par Médiaterranée Languedoc-Roussillon sur dimanche 1 novembre 2015

Cet appel se poursuit encore actuellement et la restauration de L’Evidence commence à être envisagée grâce aux dons récoltés. Tandis que nous réfléchissons, sur l’idée d’un nouvel emplacement, moins isolé, mais tout aussi accessible au public, il nous a semblé opportun que je resitue ici cette œuvre dans son contexte. L’Evidence a une histoire et il est intéressant de revenir sur les raisons de son existence. En vingt-six années de création et d’expositions, j’ai remarqué que le public s’intéresse au moins autant aux coulisses, qu’aux œuvres elles-mêmes. On m’a d’ailleurs beaucoup interrogé sur les raisons qui m’ont amené à installer deux grands animaux phosphorescents, cet été, sur les flancs du Pic Saint-Loup. L’Evidence (le loup) était, en effet, installée sur le sentier du sommet du Pic, à Cazevieille, tandis qu’Aurora (la baleine) était au Col de Fambétou, à Valflaunès. Chacune de ces deux œuvres a été réalisée avec la même technique, que j’ai mise au point dans mon atelier nivernais. S’il a fallu trois mois de travail dans ce même atelier, l’année dernière, pour la fabrication de l’Evidence, c’est cinq mois qui ont été nécessaires à la fabrication du projet Aurora, sans compter le long cheminement « sous-terrain » de réflexions, de doutes, de recherches, de tâtonnements, etc…

 

"Aurora". Thomas Monin. 2015. Métal, silicone phosphorescent. Env 15m x 6,50m x 4,50m. Photo © Régis Domergue

Posté par Thomas Monin sur jeudi 23 juillet 2015

Aurora a été spécialement créée pour l’évènement et ces deux œuvres se sont inscrites, au bout du compte, dans l’exposition collective Aux bords des paysages, Métaphores, qui s’est tenue du 18 juillet au 1er novembre, commanditée par la Communauté de Commune du Grand Pic Saint-Loup, désireuse d’établir un dialogue entre paysage et art contemporain et d’apporter un nouveau regard sur son patrimoine culturel et historique. Le commissariat de l’exposition a été confié à Manuel Fadat et la coordination à l’association Le Passe Muraille. Fort de sa réflexion personnelle sur la question du paysage, Manuel Fadat nous a réunis sur ce projet, avec mes confrères artistes Fabien Mérelle, Mehdi Melhaoui, Matthieu Pilaud, Gaspard et Sandra Bébié-Valérian. L’exposition a mis presque une année à voir le jour, dans la délicate équation des possibles et des inspirations de chacun. Je tiens à souligner qu’on n’existe en tant qu’artiste que grâce à l’action et l’engagement de gens passionnés et grâce à des politiques culturelles ambitieuses, qu’il faut encourager.

 

Merci à Jean-Christophe Alessandri pour ses photos des œuvres ! Venez les découvrir sur place vendredi 11 septembre après-midi lors des vernissages ou jusqu’au 1er novembre !

Posté par Aux bords des paysages sur jeudi 10 septembre 2015

La culture donne du sens à l’existence. Quand on proposa à Churchill de couper dans la culture pour soutenir l’effort de guerre, il répondit « Mais alors, pourquoi nous battons-nous ? »… La perte de sens est insoutenable, elle va de paire avec le fait de céder aux émotions négatives et de vouloir satisfaire immédiatement nos désirs.

La perte de sens réclame le retour de la peine de mort ou la fermeture des frontières, elle n’implique rien d’autre que des formes insidieuses de dictature. Elle est la concubine du populisme, du repli sur soi et de la xénophobie, elle entrave les conditions de possibilité d’épanouissement collectif et individuel. Face aux difficultés de la vie quotidienne, il peut ainsi nous arriver de perdre la conscience de notre confort, mais le fait est que nous avons une chance inouïe de vivre dans un état de droit, malgré ses imperfections.

Nous sommes incroyablement riches de pouvoir nous exprimer sans être emprisonnés et de pouvoir inventer, si nous le voulons, le monde dont nous rêvons. La richesse d’un pays, d’une région, d’une civilisation peut aussi se mesurer à son degré de maturité culturelle. C’est aussi - et surtout - dans le brassage des arts, d’où qu’ils viennent, que s’invente désormais le futur des jeunes générations (…). La santé d’une société humaine peut sans doute, aussi, se mesurer à la façon dont celle-ci se comporte vis-à-vis des autres êtres vivants.

Mon travail d’artiste s’ancre ici. A mes yeux, l'anthropocentrisme n’est plus de rigueur, et mon expression de plasticien ne peut pas relever de la cosmétique. L’objectif est de soutenir un contre-feu face à ce qui semble aller contre la perpétuation de la vie. Photo Thomas Monin 2 Il s’agit, avant tout, de ne plus concevoir l’humanité comme une maladie incurable de la matière vivante, mais tenter d’inventer un ART ANIMAL, en sécrétant des dispositifs convergents vers l'acceptation de l'animalité dans tous ses lieux de déploiement, y compris dans la conscience elle-même. Il manquait sans doute à l’art In Situ la conscience des liens entre systèmes biologiques et processus culturels.

Ebloui par le phénomène naturel de symbiose, je voudrais idéalement atteindre ce point d'association entre ces organismes qui ne peuvent vivre les uns sans les autres, chacun d'eux tirant bénéfice de cette association. Mes unions étroites invitent à l'exploration des rapports intimes que nous entretenons avec la matière vivante, et voudraient masser à la fois le corps et la pensée. Dans les lignes qui suivent, je livre dans son intégralité, l’entretien que nous avons eu avec Manuel Fadat. Cet entretien, ainsi que celui des autres artistes, figure dans le catalogue de l’exposition Aux bords des paysages, Métaphores. J’y présente les origines subjectives de ma démarche d’artiste, quelques pistes pour la perception des œuvres Aurora et L’Evidence, comment celles-ci sont nées et ont tenté de s’inventer en union étroite avec le paysage du Pic Saint-Loup et comment le paysage lui-même peut être l’objet d’une perception singulière.

Il est possible, je crois, de percevoir dans ce qui suit, à quel point est fragile et complexe l’échafaudage méticuleux d’une démarche artistique et l’énergie qu’il faut déployer pour qu’existe une œuvre et que cette œuvre, éventuellement, trouve écho auprès du public. Parce qu’il dérange, ou par désœuvrement des vandales, tout simplement, l’art, toutes disciplines confondues, est pourtant si simple à détruire et à empêcher - comme ce fut le cas récemment pour des œuvres de Fragonard, Anish Kapoor, Paul McCarthy, Christel Lechner, Matthew Burton… -, mais c’est le bien commun qui est alors touché. "Tirer sur une œuvre d'art, c'est tirer sur l'humanité dans ce qu'elle a d'éternelle. L'œuvre d'art est unique comme l'être humain et non seulement elle est unique, mais elle est immortelle", disait Bénédicte Savoy.

Image retirée.

Photo : Stéphanie Reveret, Jawad Khayi, Pablo Garcia, Thomas Monin, l'Evidence, 2015. (© Stéphanie Reveret)

Je voudrais ici remercier chaleureusement toutes les personnes qui ont rendu possible cette exposition, les gens de la Communauté de Communes du Grand Pic Saint-Loup, Manuel Fadat, les artistes, ainsi que les gens du Passe Muraille et toutes les petites mains, régisseurs, médiateurs, photographes (…). Je tiens aussi à remercier particulièrement Gwenaëlle Guerlavais et François Baraize pour l’appel à participation qu’ils ont lancé pour la restauration de la bête avec l’engagement instinctif du journal en ligne Médiaterranée.com. Merci également au quotidien Midi Libre d’avoir relayé l’information et merci d’avance à tous les médias qui en parleront. Je salue également au passage mon galeriste et son épouse, François Barnoud et Laurence Cyrot, qui soutiennent mon travail depuis - déjà - tant d’années et je salue aussi mon infatigable assistante Stéphanie Reveret. Enfin, j’en profite, bien sûr, pour remercier vivement et chaleureusement le public pour son accueil et tous les gens qui m’ont manifesté leur soutien et leur volonté de voir l’Evidence rester au Pic Saint Loup…

Entretien entre Manuel Fadat et Thomas Monin

Manuel Fadat : Pour l'exposition Aux bords des paysages, nous avons choisi de montrer deux de vos œuvres monumentales : Aurora, une création réalisée pour l'occasion en "union étroite" avec le paysage du Pic Saint-Loup qui représente une immense baleine constituée de tiges métalliques soudées et gainées de tubes de silicone phosphorescent, et L'Evidence, qui représente un loup au repos, gigantesque, "apaisé", qui pourrait paraître "conscient" et "méditatif", si nous faisions de l'anthropomorphisme. Mais attention, si nous pouvons librement leur attribuer des attitudes, vous précisez bien qu'il ne s'agit pas d'anthropocentrisme. Vous mettez en effet l'humain non pas à l'écart mais à une place qui vous semble plus "juste", non pas en haut de la pyramide du vivant, mais comme "composante" du monde, de la nature, de l'univers.

Observer vos œuvres, ce n'est pas uniquement voir une baleine ou un loup, une abeille géante, un crâne coiffé d'un nid de guêpe, un serpent, un cerf taxidermisé sur flanc duquel poussent étrangement d'autres bois, un agneau qui régurgite un corbeau, des ruches siamoises, un jeu d'échec dentaire : non, observer vos œuvres, c'est littéralement entrer dans votre esprit et dialoguer avec votre point de vue sur le vivant, le biologique, sur cette vie qui fait la singularité de notre planète (jusqu'à ce que nous en sachions plus). Le langage de l'art vous permet l'invention d'un "art animal", vous dites de vos œuvres qu'elles invitent à "explorer les rapports intimes que nous entretenons avec la matière vivante", et plus encore, vous dites que vos œuvres sont des "contre-feux", ce qui n'est pas anodin. Avant de revenir plus précisément sur les deux œuvres que vous présentez et leur inscription dans le paysage – et peut être même sur la notion de paysage – pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre démarche, ses origines "multiples", ce qui vous a (ceux qui vous ont) conduit à vous exprimer ainsi ?

Thomas Monin : Il y a quelques semaines de cela, j’ai eu la chance d’assister à la conférence d’un homme hors du commun, Pierre Rabhi. Je suis encore sous le charme de ce personnage attachant, écrivain philosophe, agriculteur biologiste, inventeur du concept "d’Oasis en tous lieux", créateur du mouvement "Colibri" (...) qui, à presque quatre-vingt ans, s’est tenu debout, face à une salle captivée, pendant presque trois heures, pour partager sa "jubilation humaniste" et vivifiante. Et parce que je suis un peu espiègle, je me disais que le petit monde de l’art contemporain aurait à beaucoup gagner là, face à l’évidence de l’universel, du partage, du respect, de la bienveillance et des grands principes naturels…

Le vivant n’est pas scénarisé. Ce que je fais ne relève pas de la représentation. Ce qui constitue ce que je suis était auparavant affecté à la constitution d’autres formes, vivantes et inertes. En 1973, je suis né d’une inaptitude à rester dissocié. J’ai eu une enfance intranquille. De ces enfances qu’on voudrait éviter aux enfants. Je dois beaucoup au chien domestique avec lequel j’ai grandi, quelque part dans une campagne à présent désertée des papillons. La nature est restée au cœur de ce que je suis et je suis resté en son cœur, pour accomplir ma vocation : être artiste et obéir à cette nécessité impérieuse de sécréter des passerelles, plus ou moins solides, vers des pans de l’univers auxquels on n’avait pas encore eu accès. Je dessine, très tôt, de manière insatiable. Puis, la peinture. Des expositions, très jeune. L’Ecole des Beaux-Arts. A la recherche de la compréhension de notre - drôle de - matière humaine. Des signes verticaux troubles, minces filets de boue fertile. L’état second consécutif à de longues marches forcées. Mon corps comme instrument de perception.

Ma propre culture m’apparait comme un système limitatif, je somatise ma sous-naturalité chronique, ma manie occidentale de fragmenter l’univers. Pendant une dizaine d’heures, je m’enferme dans une petite salle et chemine en longeant les murs, comme un animal dans un enclos. Je me crashe en voiture et m’approche encore un peu plus des éléments naturels. Miraculé, comme on dit. Ces moments de la vie où l’on s’interroge sur le sens des choses. Le sens de l’activité artistique. L’aptitude humaine à la projection et l’ascendance du contexte sur la vie elle-même. J’insère des révélateurs dans différents milieux. Je perçois les dessous politiques électoraux de la culture et les instrumentalisations de mon travail. Tour à tour cheval de Troie, acte de conscience et véhicule de résistance active. "Vous ne voyez pas ce qu’il vous semble voir car vous en faites partie", écrit Francesca Caruana à propos de mes travaux. Elle a raison. Mais en partie seulement, car tout est donné à voir. C’est l’intégration du contexte. J’espère stimuler le vivant par l’expérience elle-même. Entre temps, se produit une rencontre décisive, Chen Zhen. Une amitié éternelle. Mon éveil. Il s’agit, pour Chen Zhen, de "ne pas me déranger", lorsque mon professeur d’art me propose d’être son assistant. Pendant six années, nous allons construire et installer ses travaux aux quatre coins du monde.

Malgré ses précautions, je suis pourtant « dérangé », au fil des mois, par les collisions culturelles du monde globalisant, et la fréquentation intime et exaltante de la pensée et de l’art de Chen Zhen. Nous n’inventons pas seulement des techniques empiriques de travail de la matière, mais des façons joyeuses de maltraiter les objets de rebus, pour qu’ils révèlent l’humain caché derrière. Laissant libre cours à l’intelligence de nos mains, nous créons, pour les corps, de vastes dispositifs enveloppants. Nous nous jouons du cœur même des objets et surtout, nous cristallisons l’esprit. Sans cesse en aller-retour entre micro et macro, local et global, entre atelier et monde. Le voyage qu’il m’offre est une promenade fulgurante à travers la vie, que nous invoquons sans relâche, dans sa substance, sa vibration même… Mon grand frère artiste m’aide tant qu’il peut et m’accompagne dans mon travail. Son corps s’arrête de vivre fin 2000, mais il m’encourage toujours aujourd’hui. Dans chaque projet. J’apprends donc à me positionner par rapport à « mon » monde.

Je le sais à présent, mais au départ ce n’était pas évident : un occidental peut vivre au cœur de sa culture, à la fois dans la conscience de sa misère, voire dans le dégoût et l’horreur de son mode de vie et aussi, dans le même temps, dans l’admiration du génie prodigieux et de la merveille de cette même culture. D’immenses artistes donnent à voir des œuvres fulgurantes et infiniment enthousiasmantes. Chris Burden, Anish Kapoor, Huang Yong Ping, Olafur Eliasson, pour ne citer qu’eux... Chacun à leur manière, ils ressentent le monde et en restituent leur(s) vision(s). Dans l’essence de leur art et dans les œuvres majeures des arts en général, on peut voir et accéder à l’essentiel des grands enjeux de nos civilisations et du monde vivant. Il faut le dire aux enfants. Aux décideurs des systèmes éducatifs. A tous ceux qui croient encore à un futur. Lorsque nos paysages sont saturés - je reviendrai plus loin sur la question du paysage -, on peut passer le monde au tamis.

A l’heure des flux continus d’informations, on peut faire le tri et garder l’essentiel. Autour de nous et en nous-mêmes, l’anthropocène : l’influence des activités anthropiques sur le système terrestre est désormais prépondérante. C’est la sixième extinction de masse des espèces vivantes qui s’accélère, la dernière ayant été celle des dinosaures. Cent espèces animales ou végétales disparaissent chaque jour définitivement. Un réchauffement climatique exponentiel s’installe et s’amplifie sans que qui que ce soit, scientifique ou autre, ne puisse réellement en mesurer les conséquences à venir. Là-haut, d’incalculables objets résiduaires des missions spatiales en orbite. Tandis qu’ici, on déforeste, on pollue. Des substances toxiques se logent par dizaines au cœur même des cellules de chaque nouveau-né. Un brouillage global asphyxiant envahit l’eau, la mer, l’air, le sol, nos paysages, nos mondes, nos pensées, nos corps... Et c’est le futur qu’on remet en cause peu à peu… Mon objectif est donc de soutenir un contre-feu face à ce qui semble aller contre la perpétuation de la vie et ses diversités de forme. Un contre-feu face aux pratiques politiques et économiques irresponsables, face aux dogmes dévastateurs héritiers de l’histoire. Il s’agirait de s’efforcer de ne pas concevoir l’humanité comme une maladie incurable de la matière vivante, mais tenter d’inventer un art animal, qui estomperait les frontières entre l'animal et nous. L’idée n’est pas seulement de considérer les animaux comme des êtres sensibles, mais bien de nous vivre nous-mêmes comme leurs semblables. Il doit être possible de reconsidérer l’animalité subjective et d’en faire un point d’épanouissement. Cet art animal que j’essaye d’inventer, secrète en tous cas, des dispositifs convergents vers l'acceptation de l'animalité dans tous ses lieux de déploiement, y compris dans la conscience elle-même. Ebloui par le phénomène naturel de symbiose, je voudrais atteindre ce point d'association entre les organismes ne pouvant vivre les uns sans les autres, chacun d'eux tirant bénéfice d’une association à l’autre. Mes "unions étroites" invitent ainsi à l'exploration des rapports intimes que nous entretenons avec la matière vivante, et voudraient, d’une manière populaire et accessible, masser à la fois le corps et la pensée.

MF : Bien entendu, il nous faut nous pencher plus précisément sur Aurora et L'Evidence, qui s'inscrivent chacune sur un flanc du Pic Saint-Loup, créant ainsi des points de connexion sensibles entre elles, le paysage, les spectateurs. Peut-être pourriez-vous nous conter leurs histoires respectives, leurs genèses, les forces et l'énergie qu'elles contiennent ?

TM : Conçue en "union étroite" avec le site, Aurora se présente comme une baleine bleue fantomatique, grandeur nature, échouée quelque part, sur les flancs du Pic Saint-Loup. L’objet est fait de tiges métalliques soudées gainée de tube de silicone phosphorescent de couleur bleue. Elle apparait de couleur blanche le jour et phosphorescente la nuit. Reposant au sol, la queue relevée, elle mesure 15 mètres de long, par 4,50 m de haut environ (aux pointes de la queue), pour une largeur de 6,50 m aux extrémités des nageoires latérales. D’abord référence à un fait d’actualité récent : une baleine s’est échouée en novembre 2014 sur une plage des Saintes-Maries-de-La-Mer, à quelques dizaines de kilomètres du Pic Saint-Loup. Le cadavre en décomposition de la bête a fini par représenter un danger pour les curieux, la fermentation des organes l’ayant fait gonfler jusqu’au risque d’explosion. Ce fait divers tragique mais assez banal, est hélas symptomatique d’une époque où la nature bouleversée dans son équilibre se retourne contre l’espèce humaine (il y a des causes humaines à l’échouage des cétacés, notamment les sonars ou les forages sous-marins dont les bruits désorientent les animaux). La baleine bleue en particulier est une espèce menacée d’extinction. La baleine bleue est le plus grand animal vivant et probablement le plus grand animal n’ayant jamais existé depuis l’apparition de la vie. Elle contient donc dans son propre volume, la potentialité d’héberger l’ensemble des espèces animales. Une sorte d’archétype animal, une Arche de Noé à elle toute seule. L’Arche de Noé s’échoue finalement sur une montagne. Ici, une montagne particulière, qui, indirectement, évoque un autre mammifère : il se trouve justement qu’un biologiste québécois, Pierre Henri Fontaine, défend la thèse selon laquelle l’ancêtre biologique de la baleine aurait été une espèce terrestre : un loup.

La bête aurait vécu il y a 55 millions d’années, avant d’évoluer aux alentours de 13 ou 18 millions d’années, vers une forme adaptée au milieu marin. Une baleine sur le Pic Saint-Loup poétise donc une forme de retour aux origines (même si le nom du pic n’est une référence à l’animal que de manière indirecte). Apparition tant diurne que nocturne, translucide, d’un immense poisson échoué, seulement formé d’une trame légère, comme une dentelle. Par sa luminescence nocturne, Aurora lie les jours entre eux. Voilà une lumière nocturne qui lie les lumières des jours. Comme un véhicule reliant les jours, pour passer les nuits. Comme ce navire, l’Aurora, qui fut d’abord un baleinier, puis un bateau d’exploration scientifique de la nature et du monde vivant. Entre vie et mort. Un échouage de cétacé sur le pic Saint Loup, comme un retour aux origines, trait d’union lumineux entre les millions d’années d’évolution. Bateau fantôme. Epave magique qui pourrait dire qu’aux seuls survivants reviennent les aubes extravagantes… L’Evidence se présente sous la forme d’un objet sculptural, reproduction monumentale d’un loup au repos, allongé dans la position d’un sphinx, tête fière, légèrement tournée, regard lointain, pattes antérieures symétriques et pattes postérieures légèrement sur le côté. De jour, l’objet, apparait de couleur blanche. De nuit, sa phosphorescence de couleur verte peut s’observer à plusieurs kilomètres de distance, comme un étrange point lumineux. Réalisé avec des tiges métalliques soudées entre elles, formant un treillis matérialisant sa surface, il est possible de voir au travers. Ses dimensions : hauteur 4,50 m ; longueur 9 m ; largeur 3,50 m. L’objet a été conçu à l’origine en 2014, pour un territoire d’Auvergne où le loup avait fait quelques mystérieuses apparitions [ L’Evidence a été initialement installée au Col de la Croix Moran, du 14 juin au 28 septembre 2014, dans le cadre de l’exposition Horizons, Arts Nature en Sancy]. S’il est un animal qui nous accompagne depuis toujours, c’est bien le loup. Multiple symbole oscillant dans toutes les cultures du monde entre des valorisations positives autant que négatives.

Le loup-garou, l’antinomie du chien dont la gueule surgit de nuit comme la mort, se révèle aussi symbole de fécondité mythique et régulateur biologique réel. Mais l’opposition farouche d’une partie de la population à la réintroduction de Canis Lupus, - à commencer par celle des éleveurs d’ovins -, n’est pas sans rappeler que la présence du loup et son hurlement provoquent encore l’effroi, après des millénaires d’histoires mystérieuses (comme la bête du Gévaudan, par exemple). Hélas pour lui, le loup, qui est pourtant un mammifère bien inoffensif pour l’homme, cristallise encore bel et bien, qu’on le veuille ou non, nos émotions face (à l’idée des) fantôme(s), entre peur et fascination. Dès lors, la présence de cette Evidence s’impose dans notre triomphante modernité. Un loup fantomatique quasi paranormal, qui nous permet de nous interroger sur les rapports que nous entretenons avec l’animalité. Ce loup évident est-il autre chose qu’une hallucination et en l’occurrence, qu’une hallucination collective ? Que voyons-nous dans et à travers sa luminescence ? Que craignons-nous encore de lui sinon, peut-être, la peur de notre propre sauvagerie ? Voilà une œuvre à double face, à l’instar d’Aurora, tant diurne que nocturne, qui entend peut-être transporter le visiteur vers cet état d’hallucination consciente qu’est aussi l’art. Ces deux projets se voudraient plus que l’expression d’un simple art animalier. Car tout en poursuivant cette tradition artistique issue du XIXe siècle et les représentations naturalistes de l’école française, ceux-ci s’inscrivent dans la contemporanéité, le rapport à l’animal étant désormais lié à la problématique de notre propre survie. C’est à notre silhouette que nous renvoie la silhouette de ces mammifères géants. J’espère qu’un art animal s’invente ici, susceptible de nous aider enfin, peut-être, à assumer notre propre animalité…

 

MF : J'aimerais beaucoup vous lire sur la question de l'œuvre dans le paysage – qui peut ouvrir sur la notion de paysage en elle-même, bien sûr – et sur les conditions spécifiques qu'offrent le fait de faire rencontre avec une œuvre dans ce contexte. Je sais qu'elle ne vous laisse pas indifférente, car profondément signifiante.

TM : La notion de paysage s’ancre dans une histoire de l’humain dans la nature et dans une histoire de la nature dans l’histoire de l’art. Le paysage comme configuration physique d’une géographie ou bien comme sa représentation artistique, peut sans doute s’émanciper à l’heure où les nouveaux moyens de communication ont modifié notre perception des espaces, nous offrant l’accès à une - sensation d’- ubiquité et à un champ élargi de l’art. Libéré des seuls champs de la représentation, l’art d’aujourd’hui voudrait - aussi - permettre l’expérimentation du moi dans le monde et ses infinis paysages. Le paysage, dans cette expérimentation, peut être considéré comme l’ensemble de ce qui est perçu, ce que nos organes sensibles perçoivent du monde, des mondes ou d’un monde, pendant un temps donné, dans un lieu, virtuel ou réel, micro ou macro. Peu importe au fond, les territoires à arpenter sont vastes. Mais alors, quoi faire de ce qui est perçu ? Ou plutôt : quoi faire de ce qui est perçu aujourd’hui, en situation de survie, si on considère que l’accès à la conscience de cette situation a été acquis ? Comment survivre ? Est-il possible de s’épanouir dans la survie, au regard de ce que nous percevons du monde ? La question du paysage recouvre donc aussi la question du futur. Nous sommes submergés du spectacle de paysages dévastés. Nos enfants se nourrissent de scènes de meurtres violents et nos relations humaines, souvent, ne sont plus directement vécues, mais diluées dans leurs représentations spectaculaires. Millions de clones stériles d'idéal mâle et millions de clones stériles d'idéal femelle, nous titubons au bord d’une sombre lagune, sur une Terre trop petite.

Comme d’amusantes créatures, nous nous enivrons de l’huile achrome de la déconfiture. Nous sommes mal fichus. Nous nous cramponnons. Manquant à chaque instant de tomber. Juste assez vivants pour pousser-Caddie. Nous buvons au nombril, notre animal de compagnie numéro un… Je pourrais poursuivre et continuer de vous "brosser" la scène de ce paysage d’anticipation subjective. Un texte est aussi un paysage. Un paysage sensible, subjectif, où tout est permis, y compris bondir d’un registre littéraire à l’autre, si l’on estime que le sens du propos s’en trouve renforcé. Le paysage est une mise en abîme. Nous y sommes comme embarqués et nous le percevons alors qu’il nous inclut en lui. On peut donc, peut-être, accéder à une vision holistique de l’union du paysage et nous. Plus ou moins perceptiblement, nous interagissons avec le paysage. Nous le modifions, tandis qu’il nous modifie, via une forme de dialogue à double sens. Il en est de même de l’insertion d’une œuvre plastique en son sein. En tant qu’artiste, on peut sans doute intervenir en "union étroite" avec le paysage, tout en s’affranchissant, peut-être, des logiques qui mènent à l’effondrement. La nature "n’environne" pas l’humain, elle n’est pas là pour nous mettre en valeur. Il y a d’autres paysages que les miroirs et la sensation d’ubiquité se révèle une épuisante illusion. Il y a d’autres énergies que l’énergie du désespoir. Si les paysages auxquels nous avons accès sont pollués et si nos perceptions le sont aussi, nous somme - encore - libres d’œuvrer pour en atténuer les effets. Tout n’est pas - encore - mis en scène. Surtout pas notre fin. Je le redis, si j’ai adopté l’expression "union étroite" comme titre générique de mon travail, c’est parce que cette expression définit le phénomène naturel de symbiose, qui est un arrangement momentané ou durable entre des organismes différents qui, pour survivre, en viennent à coopérer et à devenir interdépendants. C’est là, sur ces passerelles entre biologie et culture, que nous pourrions, je crois, concevoir et assumer nos animalités. Lorsque la Sea Shepherd Conservation Society nous invite à l’empathie envers les grands mammifères marins, nous ne sommes pas seulement invités à la découverte de l’autre, mais nous sommes conviés à des noces avec un autre règne. Gilles Deleuze évoquait "le devenir guêpe de l’orchidée et le devenir orchidée de la guêpe". Bien au-delà de la panique qui pourrait nous prendre face à cette situation de survie, c’est bien d’acceptation sereine qu’il s’agit. Acceptation à la fois des inconvénients et des merveilles d’être vivant.