de l’or noir à ce prix trouve bien entendu facilement preneur... (DR)

Le pétrole, nerf 
de la guerre de l’« EI », coule aussi en Europe

L’argent du pétrole nourrit la force de frappe et de résistance de l’Etat islamique. Ecoulée à travers les réseaux de contrebande, la manne aurait des destinations insoupçonnables, jusque parmi les pays européens

Plus de 2 millions de dollars par jour (1,6 million d’euros) ! C’est ce que pèserait la manne pétrolière en provenance des puits et raffineries sous contrôle de « l’État islamique » (« EI »). Un complément juteux aux revenus du racket, des rançons et des taxes imposées aux populations prises au piège de son expansion. Écoulée à travers les réseaux de contrebande, la production estimée entre 20 000 et 50 000 barils/jour, voire jusqu’à 100 000 selon certaines sources, serait bradée entre 30 et 40 dollars le baril, bien en deçà du cours actuel du brent qui gravite autour de 96 dollars. Une belle aubaine pour la kyrielle d’intermédiaires qui opèrent sur les zones frontalières de la Jordanie, de la Turquie, de l’Iran, de la Syrie et au Kurdistan.

Top secret ?

De l’or noir à ce prix trouve bien entendu facilement preneur, il s’écoulerait même auprès de plusieurs pays européens… Ambassadrice de l’Union européenne en Irak, la Tchèque Jana Hybaskova s’est fendue de cette révélation le 2 septembre dernier. « Malheureusement, des États membres de l’UE achètent ce pétrole », a-t-elle déclaré lors d’une intervention devant la commission des Affaires étrangères du Parlement, à Bruxelles. Coup de tonnerre ! Sauf que la diplomate s’est bien gardée de décliner les noms de ces pays acheteurs. Top secret ? L’approvisionnement en pétrole à bon marché avec la bénédiction de l’« EI » serait-il moins grave que le non-respect des 3 % de déficit ? Embarras dans les coulisses de la diplomatie européenne au Proche-Orient.

Mme Hybaskova est injoignable à l’heure où ces lignes sont écrites. Sollicités, les services compétents de l’UE apportent quelques précisions. Les propos de l’ambassadrice « ont été mal interprétés, elle faisait allusion à un différend sur les exportations de pétrole entre le gouvernement régional du Kurdistan et le gouvernement d’Irak », explique Michael Mann, porte-parole pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Que fait alors l’UE pour empêcher l’écoulement du pétrole sur le marché européen à travers les réseaux de contrebande ? Le fonctionnaire se réfère aux « conclusions du Conseil de l’UE du 15 août ». Celui-ci « étudie la meilleure façon de démanteler l’économie de guerre qui assure la quasi-autosuffisance de l’“EI” ». Quant à la lutte contre la contrebande, elle « nécessite également des mesures allant au-delà de l’application de sanctions, notamment dans le domaine de la gestion des frontières ». Les récentes frappes aériennes contre les puits de pétrole dans les zones contrôlées par l’« EI » « contribuent également à empêcher le financement de ce dernier via la contrebande de produits pétroliers », ajoute enfin M. Mann.

« L’affirmation de l’ambassadrice pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Il s’agit plutôt de traders qui mettent du brut sur le marché et affrètent des tankers, les cargaisons peuvent même changer de destination au gré des offres des raffineries. Vu la complexité du système et la complexité sur le terrain, il me semble plutôt difficile de repérer le cheminement et les destinataires finaux », s’interroge pour sa part Philippe Sébille-Lopez, dirigeant du cabinet d’expertise géopolitique Géopolia, auteur de « Géopolitiques du pétrole », paru chez Armand Colin.

Contrebande 

Le rapprochement des informations autour de la manne pétrolière dont se nourrit l’« EI » laisse dans tous les cas percer une certitude : Daesh s’est stratégiquement greffé sur le réseau de contrebande pour le moins parfaitement rodé à l’œuvre depuis les années 1990. L’écoulement du brut était garanti, il suffisait d’en prendre le contrôle. Les Américains et leurs alliés turcs et israéliens en ont largement tiré profit. L’agence Reuters rapporte notamment que ces derniers étaient approvisionnés en pétrole par des Kurdes irakiens. Un marché noir de l’or noir. Dès lors, couper les sources de cette manne en temps opportun, avant que la pieuvre islamiste ne prenne ses aises et ne se constitue une force de frappe et de résistance, était une option parfaitement possible. Les Américains en profitent pour cibler à présent une douzaine de raffineries sous contrôle de « l’État islamique » dans l’est de la Syrie.

Nadjib Touaibia

Source: l'Humanité Dimanche du 9 au 15 octobre 2014