Alaa Al Aswany : « Nous sommes tous ensemble confrontés à la barbarie »
Par N.TPublié le
Le romancier égyptien à succès Alaa Al Aswany (1), bête noire du pouvoir et des islamistes dans son pays, exprime sa solidarité envers les victimes des attentats de Paris. Il dénonce par ailleurs le régime dictatorial d’Al Sissi, sans pour autant perdre espoir dans la révolution egyptienne de janvier 2011.
_. Quelle est votre réaction après les attentats de Paris ?
Alaa Al Aswany. Un choc, absolument. Je me trouvais en Autriche pour la présentation de mon dernier roman et je me suis aussitôt exprimé sur Twitter en écrivant : « Je soutiens la France contre la barbarie. » Ça a été retwitté à plusieurs reprises. Après les attentats contre « Charlie Hebdo », j’avais eu des discussions très vives avec certains de mes amis qui condamnaient ces actes ignobles, tout en glissant un « mais », voulant expliquer que l’on avait un peu trop provoqué les islamistes. Je m’oppose fermement à cette façon de voir les choses qui revient à justifier le terrorisme. Les victimes des attentats de Paris n’avaient rien dessiné elles. On a bien vu que leurs assassins s’étaient préparés à commettre des crimes de masse, sans aucune distinction. On ne le répétera jamais assez, nous sommes tous ensemble confrontés à la barbarie. J’apporte pleinement mon soutien à la France.
_. Il est ici beaucoup question de la radicalisation de jeunes des banlieues qui basculent et vont grossir les rangs de Daech, qu’en pensez-vous ?
A. Al A. Oui, il y a certes des problèmes dans les banlieues des grandes villes françaises où les enfants et petits-enfants d’immigrés vivent en grande majorité dans une situation d’exclusion économique et sociale. Mais c’est en réalité la manipulation de certains d’entre eux par l’islam politique nourri de violence qui les entraîne vers ces horreurs, car disons-le tout net : le wahhabisme qui inspire les hordes barbares est intrinsèquement violent. La radicalisation dont on parle est un phénomène plus complexe qu’il n’y paraît. Dans tous les cas, rien ne justifie le recours au crime. Prenons l’exemple des communistes égyptiens, ils ont été jetés en prison et sauvagement torturés sous le régime de Nasser – de 1954 à sa mort en 1970 –, mais à l’inverse des Frères musulmans qui ont subi le même sort, ils n’ont pas réagi en embrasant le pays.
_. Revenons à l’Égypte, quel regard portez-vous sur la société d’aujourd’hui que vous avez admirablement décrite dans d’autres contextes historiques ?
A. Al A. Cela peut paraître paradoxal, mais je suis optimiste, car fondamentalement convaincu que les Égyptiens ont franchi la barrière de la peur et qu’ils ne vont plus reculer. Cela n’est peut-être pas très perceptible, mais la révolution, qui a bel et bien eu lieu, est en train de transformer la société. Celle-ci n’est déjà plus la même que sous Moubarak, sans compter que 60 % des Égyptiens ont moins de 40 ans. Le pouvoir, qui s’obstine à appliquer les anciennes méthodes, se heurtera nécessairement à ces transformations, à cette réalité. C’est seulement une question de temps.
_. Dans une interview à la BBC, le président Al Sissi a récemment déclaré que son pays était sur la voie de la démocratie. Partagez-vous cette opinion ?
A. Al A. Pas du tout, Al Sissi peut toujours dire ce qu’il pense, pour ma part, je maintiens que l’on revient au contraire à un pouvoir concentré entre les mains du leader, j’ai même le sentiment que nous sommes revenus à l’Égypte de 1954, quand Nasser, en prenant le pouvoir, avait anéanti la démocratie.
_. Vous pensez que l’Égypte a régressé avec le régime Al-Sissi, mettant en place un régime dictatorial ?
A. Al A. Absolument. On viole la Constitution, on arrête des milliers d’Égyptiens, la liberté d’expression n’existe pas, la situation est pire que sous Moubarak. Pour ma part, je suis interdit de publication et exclu des médias depuis 2014. Alors que je publie partout dans le monde, je ne peux pas le faire dans mon propre pays parce que j’ai tout simplement le courage de mes opinions et qu’elles ne vont pas dans le sens du pouvoir en place.
_. Pourquoi rester en Égypte alors ?
A. Al A. Vous savez, la décision de l’exil n’est pas facile. Je voyage souvent en Europe pour présenter mes romans, mais l’exil est une décision lourde qui doit être bien calculée, mûrement réfléchie. Je ne quitterai jamais mon pays sauf si je suis vraiment obligé de le faire. Pour moi il n’est pas du tout compliqué de vivre en Occident avec ma famille. Mais il faut que j’y sois contraint. Pour l’instant, ce n’est pas encore le cas.
_. Ne vous sentez-vous pas menacé ?
A. Al A. J’ai été de tout temps menacé et systématiquement attaqué à la télévision, notamment au temps de Moubarak, par les militaires et par les Frères musulmans quand ils étaient au pouvoir.
_. Au sujet des Frères musulmans, la forte répression qui s’est soldée par la mort de près de 1 000 d’entre eux depuis l’arrivée d’Al-Sissi au pouvoir se justifie-t-elle ?
A. Al A. Non, rien ne justifie pareille répression. Je suis opposé aux Frères musulmans, j’ai pris part avec des millions d’Égyptiens aux manifestations contre Mohamed Morsi (2), lorsque, le 22 novembre 2012, il s’était placé au-dessus de la loi, s’accordant le pouvoir suprême. Je n’ai pas approuvé pour autant tout ce qui s’est passé après, j’ai soutenu qu’il avait parfaitement le droit d’aller au bout de son mandat. Et j’ai fini par voter pour l’adversaire socialiste d’Al-Sissi.
_. Que sont devenus les jeunes révolutionnaires de Tamarod (3) ? Que reste-t-il du souffle révolutionnaire de la place Tahrir au Caire ?
A. Al A. Tamarod a commencé comme un mouvement de jeunes en faveur de l’élection présidentielle, mais certains parmi eux ont été très vite récupérés et instrumentalisés par le pouvoir. Je comptais parmi leurs premiers soutiens. Mais si vous parlez des révolutionnaires de janvier 2011, sachez que nombre d’entre eux sont aujourd’hui en prison, dont la plupart des leaders. D’autres ont quitté le pays parce qu’ils se sentaient menacés, parce qu’ils ont eu le sentiment de revivre sous l’ancien régime. Ce qui n’est pas faux. Au plan économique par exemple, nous sommes seulement en présence d’une nouvelle version néolibérale. Les pauvres on s’en fout, on essaye surtout d’aider les riches pour qu’ils deviennent encore plus riches. Seule différence aujourd’hui : la lutte antiterroriste que l’on se doit de soutenir, mais qui ne justifie pas encore une fois la dictature.
_. Et malgré tout ça, vous êtes tout de même optimiste ?
A. Al A. Oui, je suis optimiste, parce que j’ai lu l’histoire et je sais que la révolution n’est pas un match de foot de 90 minutes. Notre modèle, c’est la Révolution française. Dans 10 ou 20 ans, tous les gens de l’ancien régime auront disparu, mais les jeunes révolutionnaires ont encore du chemin devant eux.
(1) Alaa Al Aswany est l’auteur de « L’Immeuble Yacoubian », porté à l’écran par Marwan Hamed et publié en France par Actes Sud (2006). Actes Sud a également publié ses romans « Chicago » (2007), « J’aurais voulu être égyptien » (2009) et « Automobile Club d’Égypte » (2014), ainsi que ses essais « Chroniques égyptiennes » (2011), « la Religion en Égypte » (2014), et « Extrémisme religieux et dictature. Les deux faces d’un malheur historique » (2014).
(2) Président Frère musulman de la République d’Égypte du 30 juin 2012 au 3 juillet 2013, date de sa destitution suite à un vaste mouvement populaire.
(3) La campagne « Tamarod » (rébellion) appelait dès 2012 les Égyptiens
à « retirer leur confiance » au président Mohamed Morsi, pour le
forcer ainsi
à démissionner.
Source: l'Humanité Dimanche n° 488 du 4 au 10 décembre